Avant-poste

Pour Vera

Ombres1-version blog2Depuis combien de temps se tenait-elle à la lisière ? Quelques jours, des mois, des années ? Tout le monde célébrait son extraordinaire vitalité. Pensez donc : elle était plus que centenaire ! Une centenaire alerte, l’esprit vif et curieux. Certes, son corps s’affaiblissait, mais pas sa volonté : marcher difficilement peut-être, mais continuer à marcher. Chaque matin, elle effectuait ses exercices d’assouplissement avec la détermination d’une ballerine.

Et pourtant, la vie lui devenait de plus en plus difficile. Vivre réclame un effort permanent lorsqu’on a 104 ans. Qui sait combien coûte de se lever lorsque chaque cellule, chaque membre, le corps tout entier réclament le repos ? La nuit, le sommeil procure l’inertie à laquelle l’organisme aspire pour alimenter la frêle veilleuse qui continue de luire dans ses profondeurs. Une sorte de vigie accrochée au fond d’une galerie pour signaler que la mine est toujours exploitée, un fanal oublié mais qui croit encore à sa mission et qui, par un effet inexplicable d’entraînement, réussit à alimenter un feu plus braise que flamme, mais un feu tout de même, source d’une chaleur de moins en moins perceptible. La peau est froide, les muscles se dérobent, les os saillent. Mais une forge réduite à une étincelle poursuit son ouvrage, sans savoir pour qui ni pourquoi. Toute l’énergie de ce corps émacié est consacrée à maintenir la vie qui s’y cache, comme l’unique braise que, dans l’ancien temps, les pélerins transportaient précieusement sous des feuilles en prévision de leur prochain bivouac.

A quoi sert vraiment cette veilleuse ? Que s’obstine-t-elle à éclairer ?

Le corps parvenu au grand âge campe sur l’ultime lisière qui sépare la vie de l’au-delà. Planté là malgré sa fragilité organique, il cherche à discerner ce qui l’attend de l’autre côté. Le sommeil, son immobilité, son refroidissement le rapprochent chaque nuit du passage sans amorce ni contour qui engage la grande conversion, le basculement dont personne ne revient. L’esprit, plus encore que le corps, est curieux. Il veut savoir avant d’expérimenter. Chaque nuit, il tente des incursions, il s’essaie à percer les ténèbres de l’inconnu. C’est devenu son obsession, son dessein majeur. Il se prépare. Les songes l’aident à tutoyer le point de non retour. Au matin, lorsque le réveil lui rappelle que le corps veut vivre encore, l’esprit, qui ne peut rien sans lui, rechigne, proteste et inflige à cette masse de chairs molles des douleurs épuisantes qui signifient : « Pourquoi t’obstiner ? Tu y es presque. Laisse-moi faire et nous passerons la frontière. » Mais le corps résiste et il a sur l’esprit l’avantage de s’éveiller avant lui. Le moindre somme au cours de la journée réédite cet affrontement et ce dilemme : affronter ses douleurs pour continuer à vivre ou abandonner la vie pour découvrir enfin ce qui se trame au-delà.

Elle est morte dans son sommeil. « Paisiblement », diront ceux qui veulent se rassurer. Qu’en savent-ils ? Elle est morte de curiosité, plutôt. Son esprit indomptable, qui lui a fait survivre aux cataclysmes de sa vie – révolution, guerre, exil, deuils –, cet esprit toujours en éveil a fini par céder à la tentation qui la travaillait depuis si longtemps. Elle qui avait vécu tout ce que l’existence humaine peut procurer, les fusions comme les déchirements, bien qu’elle eût acquis une sagesse allègre qui lui faisait jouir des moindres bienfaits de la vie, conservait en elle une soif inextinguible d’autre chose, d’inédit, même si elle savait cet inconnu invivable. A 104 ans, l’invivable est un soulagement. On peut tenter l’expérience.

Elle est partie à l’aventure, au cœur de la nuit, dans la chaleur douillette de son lit, forte de l’insouciance des autres, seule avec son maigre fanal qui n’éclairait pas même les tréfonds de son corps, mais guillerette à l’idée de percer enfin l’inconnu. Ce déplacement imperceptible l’a fait basculer dans la mort qui, de ce côté-ci des vivants et faute d’imagination, est ce qui apparaît de pire. Mais justement, l’imagination était la seule ressource dont elle disposait encore en abondance.

Photo : Sylvain Maresca

3 réflexions sur “Avant-poste

  1. Magnifique phrase finale. Le corps n’a que cette vie… lui. Et cette belle dame d’âme si bien contée, la lui a accordée jusqu’à l’ultime persistance.

    Merci pour ce bel instant de lecture, Sylvain.

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