Sitôt le gamin reparti, le chef m’appela dans son bureau, m’expliqua brièvement la situation et m’expédia sur les lieux en me pressant de faire vite. Il voulait à tout prix que j’y sois avant les concurrents.
Il en a de bonnes. On voit bien que ce n’est pas lui qui transporte le matériel. A elle seule, la chambre noire pèse trente kilos, sans compter le pied, les plaques de verre et tout le tintouin. J’ai rassemblé le nécessaire, demandé au laborantin d’achever les tirages en mon absence, puis je me suis posté sur le trottoir dans l’attente d’un fiacre. Il en est arrivé un au bout de dix minutes, tiré poussivement par deux chevaux grincheux qui ne semblaient guère décidés à accélerer l’allure. Ils ont tout de même réussi à me véhiculer jusqu’à la gare Montparnasse, dont nous n’avons pas pu approcher tellement il y avait de monde. Je suis descendu de la voiture en pestant contre la curiosité moutonnière des foules et, me chargeant de mon fardeau, j’ai entrepris de fendre l’attroupement en criant : « Laissez passer la presse ! Photographe de L’Excelsior. Laissez passer ! »
J’ai fini par déboucher sur la chaussée qui longe la façade, bouclée par la police. Là, je suis resté bouche bée. Quel spectacle !

La locomotive avait littéralement défoncé le fronton de la gare jusqu’à venir heurter le trottoir, tandis que les premiers wagons étaient demeurés suspendus en travers du mur éventré. J’ai tout de suite vu l’image que je pourrais en faire. Visuellement, c’était magnifique : les dimensions à la mesure de l’architecture, la monstruosité de la machine et, en même temps, sa fragilité dérisoire, comme s’il s’était agi d’un vulgaire jouet brisé. L’image se composait dans ma tête sans même que j’aie besoin de recourir à mon appareil. Je suis demeuré de longues minutes à contempler la scène avant d’entendre la foule gronder dans mon dos :
« Pourquoi reste-t-il planté là ? C’était bien la peine de nous bousculer pour passer devant. Alors, tu te décides à la faire ta photo ? »
Je me suis rappelé les consignes de mon rédacteur en chef. J’ai vérifié autour de moi qu’aucun de nos concurrents n’était arrivé, puis j’ai installé mon trépied. Les gens suivaient attentivement mes gestes comme si la photographie leur paraissait aussi extraordinaire que l’accident ferroviaire. J’ai dû déplacer ma chambre à plusieurs reprises pour obtenir exactement l’angle que je souhaitais. Sur le dépoli de l’appareil qui inverse toutes les dimensions, je voyais la locomotive fuser vers le ciel avec une légèreté surnaturelle. Je regrettais presque de devoir fixer l’image qui me ferait retomber dans la lourdeur de la réalité. J’aurais voulu conserver cette vision dans ma mémoire, que j’étais le seul à entrevoir. Le drap noir m’isolait des badauds, j’étais au cœur de l’image dans le seul univers qui m’intéressait, celui des apparences et des formes qui s’en dégagent, et pourtant si proche du fracas du monde, suspendu dans le silence de la lumière incertaine. Mais le journal attendait. Il n’y avait plus une minute à perdre. J’ai vérifié que le ciel resterait clair, enlevé l’obturateur et chronométré sur ma montre la dizaine de secondes nécessaire pour que l’image se fixe sur la plaque de verre. Ma photo ferait la Une de l’édition du matin, c’était sûr. Une telle image n’arrive qu’une fois dans la vie d’un photographe.