Lorsque, le lendemain matin, on la ramène dans le bureau de l’inspecteur, Mme Belhassem a l’impression d’y être précédée par son odeur, un mélange de sueur et de tissu froissé qui la mortifie. Jamais elle ne s’est présentée à des inconnus dans un tel état d’abandon. Ses cheveux la grattent sous son fichu qu’elle n’a pas voulu enlever, même lorsqu’elle s’est retrouvée seule en cellule pour passer une nuit aussi blanche que la lumière insistante du néon fixé au plafond. Elle était persuadée qu’on surveillait ses moindres gestes. Par quel moyen, elle l’ignorait, mais elle en était sûre.
– Qu’est-ce que vous faites ?, demande le premier policier.
– A qui s’adresse votre question ? A moi ou à eux ?, l’interroge à son tour Mme Belhassem en désignant la foule des curieux. Car, personnellement, je n’ai toujours pas compris ce que font tous ces gens, agglutinés comme des dattes, à me regarder faire. A croire qu’ils jamais vu de feu de leur vie.
– C’est à vous que je parle, Madame. Pourquoi brûlez-vous ces papiers ?
– Pour m’en débarrasser, sapristi ! J’en avais deux sacs pleins, si gros que je ne pouvais plus ni sortir ni rentrer chez moi.
Par une belle matinée du mois de juin dernier, j’ai aperçu une femme qui brûlait des papiers sur le barbecue de l’espace vert situé entre les immeubles. Son geste m’a intrigué. Il m’a inspiré l’histoire que voici.
Photo : Sylvain Maresca
L’air du matin est frais et léger. Le printemps prend ses quartiers aux Charmilles comme ailleurs. Les pelouses accueillent les premiers badauds. Quelques chiens trottinent, l’air affairé, suivis par leurs maîtres, un sachet à la main pour parer à toute éventualité. La paix des beaux jours est de retour.
Madame Belhassem survient dans l’allée qui traverse l’esplanade. Elle est vêtue chaudement d’une ample robe aux motifs brodés, en partie couverte par un châle en laine pourpre dont les pompons tressautent au gré de ses pas. Un foulard moiré, tissé de fils d’or, couvre ses cheveux. De son visage, on ne remarque tout d’abord que ses yeux, d’un bleu intense, qui contrastent avec sa peau mate et son air méditerranéen. Elle s’avance très droite. Son menton projeté en avant confère à sa démarche une note altière qui commande le respect. Au bout de ses bras pendent deux gros sacs en plastique noir.