Ce roman est l’œuvre d’Olga Tokarczuk qui reçut le prix Nobel de littérature en 2019.
Il nous plonge dans le quotidien d’un village polonais pendant une cinquantaine d’année à partir de 1914. On y suit une palette de personnages qui naissent, vivent et meurent – mais pas tous -, aux prises avec les soubresauts de la vie, dramatisés par les coups de butoir de deux guerres et d’une dictature politique.
Cette vaste histoire se décline à travers les temps des uns et des autres, en autant d’instantanés découpés dans leur existence, autant de perceptions, d’émotions, de réflexions qu’ils ne partagent pas forcément, mais qui les habitent au point parfois de prendre le pas sur la réalité.
Car la magie est omniprésente, au moins autant que la nature environnante, cette forêt qui entoure le village et dans laquelle vivent ou survivent quelques-uns des personnages-clés du roman. Dieu, les anges, mais également les bêtes peuplent l’imaginaire de tout un chacun avec une présence souvent égale.
« L’ange que Dieu avait affecté à Misia vit un corps endolori et crispé, flottant comme un chiffon au sein du monde manifesté – il s’agissait du corps de Geneviève en train d’accoucher de Misia. Quant à Misia, l’ange la perçut comme un espace neuf, clair et vide qu’allait d’un instant à l’autre venir habiter une âme abasourdie. » (p. 16)
Le roman acquiert ainsi une dimension explicitement onirique, qui a d’ailleurs tendance à s’estomper à mesure que s’écoulent les années, comme si le cours du XXᵉ siècle était celui d’une perte progressive, pas seulement de religion, mais de surnaturel. Seuls les personnages retournés pour ainsi dire à l’état de nature conservent une conscience aigüe des soubassements du monde.
« A Antan, comme partout, il y a des endroits où la matière se crée toute seule à partir de rien. Ce genre d’endroits ne sont jamais que de petits grumeaux de réalité. Insignifiants du point de vue de l’ensemble, ils ne mettent pas en cause l’équilibre de l’univers.
L’un de ces endroits se trouve près de la route de Wola, au sommet du talus. Il n’a rien pour attirer le regard, on dirait une taupinière, une innocente égratignure du corps de la terre… Seule la Glaneuse sait de quoi il retourne, et marque à cet endroit une halte chaque fois qu’elle se rend à Jeszkotle. Elle peut alors observer la générations spontanée du monde. » (p. 321)
Le récit n’est pas forcément le plus important dans ce roman. Il suffit parfois d’une rencontre, d’un incident mineur ou même plus banalement encore d’un fait du quotidien pour fuser dans une sorte de méditation philosophique aussi inattendue que profonde.
« L’homme attelle le temps au char de sa souffrance. Il souffre à cause du passé et il projette sa souffrance dans l’avenir. De cette manière, il crée le désespoir. Lalka [la chienne], elle, ne souffre qu’ici et maintenant.
(…) Lalka perçoit le monde comme des images statiques peintes par quelque dieu. Pour les animaux, Dieu est peintre. Il déploie devant eux le monde sous forme de vues panoramiques. Le fond du tableau est constitué d’odeurs, attouchements, goûts et sons qui n’incitent à aucune réflexion. Les animaux n’ont pas besoin de raisonner – les hommes éprouvent parfois quelque chose de semblable dans leurs rêves. Mais à l’état de veille, les humains veulent que la vie ait un sens car ils sont prisonniers du temps. Les animaux rêvent en permanence. Pour eux, le réveil de ce rêve, c’est la mort. » (p. 334)
Ce roman nous en apprend peut-être davantage sur Dieu que sur les hommes, il nous entraîne à la découverte des anges, nous plonge dans le cours des rivières autant que dans l’imaginaire des hommes qui, chez certains, prend entièrement possession de leur esprit. Ça foisonne d’une vie multiforme dont aucune leçon n’est tirée, laissant juste à notre intention la trace, réelle ou imaginaire, d’êtres qui ont été.
Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges, Paris, Robert Laffont, Pavillons Poche, 2019, traduit du polonais par Christophe Glogowski.
Magnifique
Belle écriture
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