Les palpitations du silence

Après Un jour je reviendrai, Des lézards dans le ravin est le second roman que je lis de l’auteur espagnol Juan Marsé.

On y retrouve l’ambiance lourde et nécessiteuse des quartiers populaires de Barcelone au début des années 1960 quand la dictature franquiste a fermement établi son pouvoir, douché tout espoir de rétablir la République et plongé ses opposants dans une apathie calculée, une dépression lancinante, voire une marginalité qui tutoie parfois la délinquance.Chacun de ces deux romans confronte un ancien combattant usé, brisé, à son fils, réel ou putatif, un adolescent bagarreur qui rêve de ses exploits, mais qui se heurte à son silence et à l’énigme de son aura ternie. Tant de rêves inaboutis qui ont proliféré sur des années d’absence. Dans Des lézards dans le ravin, le père a dû fuir précipitamment : son fils, qui ne se résout pas à son absence, s’invente des conversations imaginaires avec lui dans le ravin que surplombe sa maison, mais également avec un aviateur anglais dont il a découpé la photo dans un magazine et, plus surprenant encore, avec le fœtus qui se développe dans le ventre de sa mère.

En ces temps étouffants, chaque personnage rêvasse tout en maintenant les apparences d’une vie normale. Quant à ceux (policier ou prisonnier récemment libéré) qui ont une tâche à remplir, dont d’ailleurs eux seuls connaissent la véritable nature, ils s’en acquittent avec une lenteur énigmatique comme s’ils n’étaient pas convaincus de sa nécessité. Le tout se termine mal.

Le rythme de la narration est lent, volontairement répétitif parce qu’on bute sans cesse sur les mêmes questions sans réponse. La vie du quartier se poursuit dans son insignifiance, ses rituels, ses rivalités convenues, ses rares solidarités. Pour la décrire, le style se fait réaliste, documentaire, les dialogues empruntent en droite ligne au langage populaire, heurté et cru. Mais comme les personnages se lassent souvent de parler, ils tournent le dos ou sortent les poings.

Ce qui fait, à mes yeux, la beauté de ces romans, c’est l’irruption, au cœur du récit, d’images poétiques posées dans la phrase comme de simples éléments de signification ou de description. Le texte gagne alors une résonance onirique qui aspire le lecteur dans une autre dimension. Lui-même entre en connexion avec l’humeur des personnages qui ne savent toujours pas, après plus de dix ans de dictature, s’ils vivent dans la réalité ou dans un mauvais rêve dont ils ne vont pas tarder à s’éveiller. Ils s’accrochent alors au moindre fil qui leur permet de s’évader. Ainsi le lecteur devant ces flammèches vibrantes que l’auteur sème à son intention dans le cours oppressant de son récit.

Les descriptions s’y prêtent volontiers, surtout celles qui restituent les variations du temps, cette fatalité du climat qui n’est pas loin d’une autre fatalité ô combien plus oppressante :

« Ici, au sol, dans cette sombre ruelle sans issue, devant la maison, un papillon noir en suspens dans l’air agite ses ailes veloutées au-dessus de la touffe de marguerites, guettant la secrète intimité de la rosée. » (p. 159-160)
« Tout là-haut, entre les nuages en suspens et pelotonnés, s’ouvre une niche de nacre d’où sort une épée de soleil qui vient donner en diagonale sur le lit du torrent. » (p. 179)
« Des nuages cotonneux se pelotonnent au-dessus de la montagne Pelée, et vers le soir, des bandes de moineaux qui cherchent un abri plongent en piqué, comme de lourds et sombres rideaux tombant sur la splendeur du crépuscule. » (p. 236)
« C’est l’heure où meurt le soir et où les ombres envahissent les foyers du quartier avec une étrange mollesse, avec une affliction ponctuelle et familière, surtout le dimanche. » (p. 247)

Même la description des personnages porte la marque de cette poésie qui opère par touches, les métaphores se présentant alors davantage comme les caractéristiques intrinsèques des personnages que comme des échappées hors du réel.

« Le mince velours de sa voix » (p. 228)
« C’est maintenant une voix vaporeuse qui n’exprime aucune conviction et cependant se voudrait convaincue, une voix de fumée. » (p. 229)
« Pour la première fois peut-être, le policier sent les mots de sa bouche comme s’ils distillaient un acide. » (p. 251)
« (…) de nouveau il sent dans sa bouche la rouille de ses paroles. » (p. 252)

J’ai rarement lu un alliage aussi simple et puissant entre réalisme et imaginaire. Dans le cours d’une histoire qui n’offre plus guère d’échappatoires, ces envolées furtives signalent encore de rares palpitations qui se refusent à abdiquer.

Juan Marsé, Des lézards dans le ravin, Paris, Christian Bourgois, 2001, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu.

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