« Un accordéon jouait, un rire de femme éclatait, un sabre traînait sur les briques du trottoir, un chien hurlait, mais tous ces bruits inutiles n’étaient que les dernières feuilles du jour fané qui tombaient. »
Cette citation est extraite du récit autobiographique Enfance qui assura la gloire de l’écrivain russe Maxime Gorki. Écrit en 1914, ce premier volume fut suivi deux ans plus tard par En gagnant mon pain. Le cycle s’acheva par Mes universités, paru en 1923.
Enfance raconte les années qui se sont écoulées dans la vie de Gorki entre la mort soudaine de son père, alors qu’il n’avait que trois ans, et le jour où son grand-père lui asséna : « Je t’ai assez nourri. À présent, va gagner ton pain. » Il n’avait pas encore douze ans.
Son enfance l’aura propulsé dans un tourniquet incessant entre l’affliction et le bonheur. Sitôt le décès de son père, sa mère retourne chez ses parents qui vivent à Nijni-Novgorod et auxquels elle abandonne son fils purement et simplement. Il découvre alors une famille hautement conflictuelle, dominée par la figure du grand-père, vieil homme acariâtre et violent, en proie à la cupidité de ses deux fils qui veulent accaparer les biens que ce teinturier entreprenant a consacré sa vie à accumuler. Les allées et venues des uns et des autres sont une source continuelle de conflits qui n’épargnent pas les enfants, toujours destinataires de quelque baffe ou insulte, surtout le petit Alexis (Gorki s’appelait en réalité Alexis Pechkov), ce fils de plus personne. Heureusement pour lui, sa grand-mère le protège et surtout lui ouvre les portes d’un continent infini : celui des histoires et des contes qu’elle lui raconte sans jamais se lasser. C’est une femme pieuse, émerveillée par la vie, même lorsque celle-ci lui réserve les pires traitements – en clair quand son brutal de mari la cogne (il n’y a pas d’autre mot).
Alexis navigue à vue dans ce contexte instable, insécurisant, mais le soutien indéfectible de sa grand-mère lui permet de dresser entre lui et les ennuis qui ne l’épargnent jamais longtemps un écran, une distance, une ironie, une forme d’intérêt qui le sauve. Il observe ce microcosme bouleversé avec la curiosité d’un entomologiste, il s’en amuse, voire même provoque les séismes dont il sait pourtant qu’il en sera la victime. Mais à force, le châtiment l’excite plus qu’il ne le retient.
Il y a dans ce récit un mélange inextricable entre la plus extrême cruauté, une violence physique permanente – on se frappe, on fouette les enfants, on traîne sa femme par les cheveux… – et le remords le plus larmoyant, les effusions et l’amour. Ces gens-là s’aiment et se maltraitent, de même que la société dans laquelle ils vivent, sortie depuis peu du servage, les maltraite sans retenue. Ils font face et se vengent sur ceux qu’ils ont sous la main, les serviteurs, les femmes et les enfants en premier lieu.
A mesure qu’avance le récit, on voit Alexis trouver comment s’échapper de cet enfer domestique, comment tromper la vigilance de son grand-père, puis comment le braver, jusqu’à devenir un gamin des rues, bagarreur, mais bon camarade, voleur comme le sont tous les enfants du peuple, passionné par la lecture et vacciné contre les coups du sort, à force d’avoir trop vu les adultes tomber dans la fange (son grand-père finira mendiant).
Enfance est un texte truculent, affligeant, mais jamais désespérant, tant l’on sent chez cet enfant – ou du moins dans la façon dont Maxime Gorki lui redonne vie quarante ans après – un appétit de vivre insatiable, une curiosité aigüe et une aptitude à rêver qui le sauve.
Maxime Gorki, Enfance, Paris, Gallimard, collection Folio Classique, 1976 (traduit du russe par G. Davidoff et P. Pauliat).
Et oui, il y a des destinées incroyables pour certains être humains. L’essentiel est de pouvoir se sortir de cette spirale sans trop de dégâts avec beaucoup de courage, ce dont Maxime-Alexis a fait preuve.
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J’ai fait mienne sa maxime
« Tout ce que je sais, je le dois aux livres «
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