Le père de Sébastien

Photo : Sylvain Maresca

« Pouvez-vous devenir un homme sans devenir votre père ? »
Hisham Matar, Au pays des hommes, Paris, Denoël, 2007
(traduit de l’anglais par Johann-Frédérik Hel Guedj)

Hier, mon père m’a téléphoné. C’est suffisamment rare pour que je le signale. Non pas que mon père m’ignore, qu’il me néglige. Je sens son amour à travers son silence, je n’en doute pas. Mais ce n’est pas un homme qui parle.

Ou plutôt ce n’est pas un homme qui me parle. A moi ni à personne d’ailleurs. Lorsqu’il parle, on croirait qu’il s’adresse à la terre entière. Heureusement que j’en fais partie, comme tout les humains, sinon je me demanderais vraiment à qui sont destinées ses paroles. Il a peut-être un fond d’homme politique, le genre qui s’arrête dans la rue pour serrer la main des inconnus avec le sourire engageant de celui qui aurait été en classe avec eux. Non, pas un homme politique, plutôt un prédicateur, un hodja comme on dit en Turquie. Celui qui vous interpelle depuis sa profondeur pour vous révéler à vous-même. Toujours au moyen de formules obscures, qu’on ne comprend pas tout de suite, voire pas du tout, mais qui vous occupent l’esprit comme le mot que vous avez sur le bout de langue : vous ne le trouvez pas, mais il vous prend la tête. Après ça, vous passez des heures, parfois des jours à vous interroger sur ce qu’il a voulu vous dire sans jamais parvenir à tirer ça au clair. C’est très économique en fait : deux mots lancés comme des fusées à travers la brume de votre esprit et vous voilà tourneboulé sans savoir par quoi ni pourquoi.

Le problème avec mon père, c’est que j’oublie toujours ce qu’il dit. Il m’a téléphoné hier, ce n’est pourtant pas loin, mais allez savoir de quoi il m’a parlé ! Quelques nouvelles habituelles, sans doute, mais qui, formulées par lui, prennent subitement un tour irréel. Comment s’assurer d’un fait aussi simple que : « A propos, ton rhume, c’est fini ? » lorsqu’il vous bombarde de mots aussi impénétrables que « spasmes » et « suspension » ? Je n’ai pas osé demander si maman allait bien de peur d’être entraîné vers des horizons encore plus incertains. Aucune question simple ne reçoit de réponse simple.

Pour être franc, j’aime ça. Depuis l’enfance, je suis bercé par la langue surchargée de mon père, son lexique à rallonge, ses mots-valises. Ce sont ceux d’un voyageur déraciné qui a tout emporté : la poussière de la plaine et la fumée de l’âtre, ses souvenirs les plus précieux d’Anatolie, quelques broderies sur un mouchoir, une sourate à réciter en chemin, les rencontres au jour le jour, les dialogues impossibles auxquels on s’applique quand même, les traductions approximatives, les quiproquo, le rire, la confusion, l’inadaptation chronique à l’autre, sa part d’échec et de poésie, cette approximation au présent qui traduit autre chose, un battement de cœur, une nostalgie, un ailleurs qui ne tiendra jamais complètement ici.

Mon père est toujours ailleurs. C’est pourquoi je ne l’écoute pas lorsqu’il me parle. Je voyage en compagnie de sa voix. D’autant mieux qu’elle me parvient par le téléphone, à distance, me laissant l’imaginer n’importe où et pourquoi pas revenu chez lui, aux origines. Une voix d’outre-là qui puise sans relâche dans l’outre aux présages pour me parler d’hier et de demain.

Quand il raccroche au présent et que la communication s’interrompt, une question me percute avec la force d’un boomerang qui aurait fait le tour de la Terre : Et moi, où suis-je ?

Retrouvez les aventures précédentes de Sébastien Mërcy.

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