Sébastien et la paperasse

C’était étrange pour moi de vivre dans cette maison à présent que Jeannine, sa raison d’être, avait disparu. A elle seule, elle était la maison. Pas le toit ni les murs, pas les papiers peints ni les bibelots, pas même la télé, non, c’était autre chose : une présence de tous les instants sans laquelle la maison n’aurait été qu’une coquille vide, une odeur caractéristique, une gamme de bruits familiers, quelques courants d’air qu’aucune fenêtre ne parvenait à entraver, une certaine qualité d’abandon qui en faisait un lieu habité, son âme en définitive.

Chaque fois que, revenant de l’extérieur, j’ouvrais la porte, je réalisais avec force que j’entrais chez Jeannine, et par conséquent que j’étais l’intrus. C’était une sensation dérangeante. De son vivant, elle m’avait accueilli, parfois tout juste toléré, mais enfin elle m’avait accordé le droit de vivre chez elle. Le droit à l’intérieur de cette maison, c’était elle. Désormais, qui m’autorisait à y rester ? Rien ne s’y opposait bien sûr, mais rien ne le permettait non plus. Un état de fait, une habitude. Ça me gênait de ne pas pouvoir me sentir pleinement chez moi.

Au travail, les collègues m’avaient accueilli avec des mines compatissantes. Je leur avais juste laissé entendre que je venais de perdre ma grand-mère. Chacun y était allé de ses souvenirs d’enfant. Je ne disais mot. Ils prenaient mon air absent pour l’expression d’un profond chagrin. Ce qui me gênait le plus dans le boulot, c’était de devoir remuer autant de terre du matin jusqu’au soir. Je ne pouvais pas prendre une pelle sans me revoir dans le jardin, à mi-corps au fond du trou. L’horticulture n’est pas le métier le plus approprié pour un croque-mort amateur.

Je ne rentrais jamais directement à la maison. « A la maison », pur réflexe de langage. Je retardais le moment. Heureusement, l’arrivée du printemps rallongeait le temps dont je disposais avant la tombée de la nuit. Je connaissais à présent la ville par cœur.

Je ramassais le courrier déposé dans la boîte aux lettres et le déposais scrupuleusement sur la petite table près du fauteuil, comme Jeannine me l’avait appris. De jour en jour, la pile augmentait. Ainsi, des gens, enfin des correspondants anonymes, la banque, des administrations, continuaient de s’adresser à elle. Par leur obstination normalisée, ils la maintenaient en vie. Je n’ai jamais eu l’idée d’ouvrir ces enveloppes, leur contenu ne me regardait pas. Je faisais l’autruche, bien sûr, mais n’avais-je pas enfoncé ma tête dans la terre en même temps que son corps ? Pour l’instant, les jours passaient sans incident, les fleurs poussaient devant la maison, j’en venais à espérer qu’il en irait toujours ainsi.

Et puis voilà qu’un jour je constatai qu’il n’y avait plus d’électricité dans la maison. Ça devait être plusieurs mois après la mort de Jeannine. Depuis longtemps, la pile de courrier s’était effondrée et répandue en partie sur le sol. Il devait y avoir un lien entre l’absence de courant et l’abondance de paperasse. Je m’assis par terre et commençais à examiner les noms des expéditeurs. Je constatai que plusieurs avis étaient arrivés, lettres de relance, première semonce, seconde semonce, menaces de coupure, etc. Ils avaient fait les choses en grand avant de se décider à passer à l’action.

Je n’avais jusque là jamais réalisé que la maison de Jeannine, que je prenais pour un monde en soi, un îlot autonome au sein du reste, était en fait reliée par d’innombrables fils à des monstres sans contours qui administraient ses entrées et ses sorties. Ces monstres venaient de se réveiller.

J’entrai alors à l’aveuglette dans l’univers obscur de la paperasserie. C’étaient des numéros de téléphone, des adresses mails, des sites internet qui, tous, réclamaient des numéros, des coordonnées, des noms, des adresses, des dates, des relevés. Monstres insatiables. J’ai dû répondre à leurs requêtes, m’inventer des mots de passe, leur expliquer pourquoi je les dérangeais au nom de Jeannine – Jeannine qui avait depuis longtemps rompu toute relation avec eux. Mais  bien sûr, je ne pouvais pas leur dire pourquoi. Je mentis, j’inventai des circonstances, des prétextes, ça prenait des proportions inimaginables. Je devins un expert de l’interface. Mes soirées y passaient. Mon argent aussi, car je n’avais pas d’autre solution que de régler les factures de Jeannine. C’est coûteux la vie, en somme.

Il fallut plusieurs semaines pour que l’électricité daigne revenir. L’administration est susceptible. Le retour de la lumière fut une grande victoire. J’avais gagné mes galons de résident responsable. Je me sentais plus léger, pas complètement allégé du poids de la terre qui pesait toujours sur le corps de Jeannine, mais tout de même investi d’une forme de sécurité. Enfin.

Retrouvez les aventures précédentes de Sébastien Mërcy.

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