Je viens de relire Le Lys dans la vallée.
Je me souviens avoir été marqué par ce roman de Balzac lorsque je l’avais abordé pour la première fois. Enfant, adolescent ? Je ne sais plus. Probablement, dans le cadre des lectures imposées par l’école. Je ne conserve aucun souvenir précis de l’ensemble du texte. En le relisant aujourd’hui, je me demande comment j’avais pu ingurgiter les interminables passages que Balzac consacre à décrire, disséquer les humeurs amoureuses contrariées, refoulées de ses deux personnages principaux. Les avais-je lus en entier ou en diagonale, comme dans ma relecture d’aujourd’hui ?
En revanche, j’avais conservé une impression forte du motif des bouquets, de ce langage des fleurs que Félix emploie pour exprimer toute la palette des sentiments qu’il éprouve pour Madame de Mortsauf, en puisant dans la nature généreuse des bords de l’Indre une flore sauvage et chatoyante. Dans mon souvenir, le roman décrivait de nombreux bouquets, alors qu’en réalité un seul est détaillé sur trois pages. Pourtant, ce tableau des fleurs et de leur agencement m’est resté en mémoire, à tel point qu’il résumait à mes yeux tout le roman.
Il faut dire qu’à cette époque-là, ma mère travaillait dans un magasin de fleurs. Les livres – par mon père, libraire – et les fleurs s’associaient tout naturellement dans mon esprit. Je m’étais immédiatement saisi de ce thème du Lys dans la vallée qui m’offrait une synthèse inattendue, consacrée par la littérature, des deux composantes principales de mon héritage parental.
Je ne résiste donc pas au plaisir de citer ici la description du bouquet champêtre composé par Félix et de ses attendus sentimentaux (Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836 (Paris, Gallimard Folio Classique, 2004, p. 131-133) :
« Aucune déclaration, nulle preuve de passion insensée n’eut de contagion plus violente que ces symphonies de fleurs, où mon désir trompé me faisait déployer les efforts que Beethoven exprimait avec ses notes ; retours profonds sur lui-même, élans prodigieux vers le ciel. Madame de Mortsauf n’était plus qu’Henriette à leur aspect. Elle y revenait sans cesse, elle s’en nourrissait, elle y reprenait toutes les pensées que j’y avais mises, quand pour les recevoir elle relevait la tête de dessus son métier à tapisserie en disant : – Mon Dieu, que cela est beau! Vous comprendrez cette délicieuse correspondance par le détail d’un bouquet, comme d’après un fragment de poésie vous comprendriez Saadi. Avez-vous senti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique à tous les êtres l’ivresse de la fécondation, qui fait qu’en bateau vous trempez vos mains dans l’onde, que vous livrez au vent votre chevelure, et que vos pensées reverdissent comme les touffes forestières ? Une petite herbe, la flouve odorante, est un des plus puissants principes de cette harmonie voilée. Aussi personne ne peut-il la garder impunément près de soi. Mettez dans un bouquet ses lames luisantes et rayées comme une robe à filets blancs et verts, d’inépuisables exhalations remueront au fond de votre cœur les roses en bouton que la pudeur y écrase. Autour du col évasé de la porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée des touffes blanches particulières au sédum des vignes en Touraine ; vague image des formes souhaitées, roulées comme celles d’une esclave soumise. De cette assise sortent les spirales des liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose, mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêne aux feuilles magnifiquement colorées et lustrées ; toutes s’avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timides et suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrilles déliées, fleuries, sans cesse agitées de l’amourette purpurine qui verse à flots ses anthères presque jaunes ; les pyramides neigeuses du paturin des champs et des eaux, la verte chevelure des bromes stériles, les panaches effilés de ces agrostis nommés les épis du vent ; violâtres espérances dont se couronnent les premiers rêves et qui se détachent sur le fond gris de lin où la lumière rayonne autour de ces herbes en fleurs. Mais déjà plus haut, quelques roses du Bengale, clairsemées parmi les folles dentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabouts de la reine des prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blonds cheveux de la clématite en fruits, les mignons sautoirs de la croisette au blanc de lait, les corymbes des mille-feuilles, les tiges diffuses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, les vrilles de la vigne, les brins tortueux des chèvrefeuilles ; enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, de plus déchiré, des flammes et des triples dards, des feuilles lancéolées, déchiquetées, des tiges tourmentées comme les désirs entortillés au fond de l’âme. Du sein de ce prolixe torrent d’amour qui déborde, s’élance un magnifique double pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s’ouvrir, déployant les flammèches de son incendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluie incessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l’air en reflétant le jour dans ses mille parcelles luisantes ! Quelle femme enivrée par la senteur d’Aphrodise cachée dans la flouve, ne comprendra ce luxe d’idées soumises, cette blanche tendresse troublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l’amour qui demande un bonheur refusé dans les luttes cent fois recommencées de la passion contenue, infatigable, éternelle ? Mettez ce discours dans la lumière d’une croisée, afin d’en montrer les frais détails, les délicates oppositions, les arabesques, afin que, la souveraine émue y voie une fleur plus épanouie et d’où tombe une larme ; elle sera bien près de s’abandonner, il faudra qu’un ange ou la voix de son enfant la retienne au bord de l’abîme. Que donne-t-on à Dieu ? des parfums, de la lumière et des chants, les expressions les plus épurées de notre nature. Eh bien! Tout ce qu’on offre à Dieu n’était-il pas offert à l’amour dans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment ses mélodies au cœur, en y caressant des voluptés cachées, des espérances inavouées, des illusions qui s’enflamment et s’éteignent comme des fils de la vierge par une nuit chaude. »
Photographie : Sylvain Maresca