Perdu dans la ville

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Depuis la plage, je m’enfonce à pied dans Miami à la tombée de la nuit, lorsque s’allument les lampadaires et que les voies du métro aérien s’éclairent de lumières bleuâtres qui évoquent des pistes d’atterrissage plutôt que des rails, aspirant le regard vers ce niveau second de circulation où des rames automatiques se succèdent en glissant, rythmées par des sonneries répétitives, des rames presque vides qu’on dirait échappées d’une fête foraine désertée par ses visiteurs, de même que je m’échappe du front de mer flanqué de ses enfilades d’hôtels au luxe calibré pour rechercher la véritable pulsation de la ville, là où je crois que vivent, circulent, se rencontrent les habitants du cru et que, en bon Européen, j’imagine plus facile de côtoyer si je progresse à pied, à hauteur d’homme, sans écran ni protection, sans prévoir malheureusement l’immensité des boulevards, leurs extensions sans limite, leurs transformations en bretelles de voies expresses qui m’obligent à passer sous des arcades, des ponts, à m’enfoncer dans des souterrains que la nuit obscurcit de minute en minute, dans une solitude désarmante qui ne tarde pas à devenir oppressante à mesure que le temps s’étire sans me désigner aucune destination, que mes pas s’alourdissent et cognent plus sourd dans le silence ambiant, traversé par de rares voitures lancées sur leur trajectoire de balles traçantes qui laissent derrière elles un sillage d’attentes déçues, tremblant plus encore lorsque je les entends ralentir à mon niveau, leurs vitres opaques relevées, comme si elles m’examinaient, jaugeaient mon intérêt financier, sexuel peut-être, de proie potentielle, ce qui me pousse à accélérer l’allure et bientôt à courir sans savoir vers où, alors que ce chemin n’a pas de terme, que je suis perdu au milieu de nulle part, qu’aucune rue ne me rapproche plus de rien à présent, que ma silhouette se fond dans la nuit noire et n’apparaît plus que dans les phares des voitures, telle un volatile paniqué, à ceci près que je ne crie pas, je n’en ai pas la force, et puis à quoi servirait-il de crier dans ce désert humain qui concentre les hommes, mais où ?, où sont-ils donc les habitants de cette ville qui se dérobe, m’englue dans ces détours de béton, ses façades, ses structures, ses panneaux qui se lisent à 80 miles à l’heure, mais nullement au rythme du marcheur, une ville sans personne est-ce tout bonnement concevable, habitable, vivable, une telle ville a-t-elle une issue qui me permettrait d’en sortir, moi qui n’ai toujours pas réussi à y pénétrer, moi qui n’ai ni itinéraire ni direction, qui aurait pu tout aussi bien piétiner sur place – peut-être l’ai-je fait en réalité – et d’ailleurs qu’est-ce que ça changerait puisque, ici comme là-bas, l’humanité se dérobe, me renvoie à mes illusions de voyageur en me jetant à la figure quelques reflets aussi inconsistants qu’un souffle d’air soulevant un vieux papier mille fois piétiné, sur lequel figurait un numéro de téléphone qui m’aurait permis, s’il n’avait pas été à ce point effacé, d’entrer enfin en contact avec quelqu’un.

Texte initialement publié sur le site de François Bon dans le cadre de l’atelier d’écriture qu’il avait lancé l’été dernier sur le thème du fantastique.

4 réflexions sur “Perdu dans la ville

    1. Merci Véro pour ton intérêt. L’idée était juste de retraduire un moment sous la forme d’une longue phrase qui restitue l’agitation, la perte de repères, l’angoisse suscitées par ce lieu que la nuit rendait soudain si hostile. Je n’ai pas la suite. Pour l’instant…

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  1. Cher Sylvain, Suis de retour pour quelques mois en Belgique. Je viens de lire « Perdu dans la ville » et ne peux m’empêcher de faire un lien avec le petit livre de Georges Didi-Huberman que je viens de terminer de lire : »Sortir du noir »
    L’image qui sort du noir (p.29 a 31) notamment.
    J’espère pouvoir te revoir. Mon amitié. Etienne Samain

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    1. Merci Etienne pour ton commentaire. Le « noir » qui s’installe dans les rues de Miami n’a certainement rien à voir avec le noir abyssal qui régnait sur les camps d’extermination nazis. Je n’ai pas lu le livre de Didi-Huberman, ni vu le film dont il traite. Amicalement.

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