La clé est restée sur la porte

Photo : Sylvain Maresca

« Autrefois, personne ne fermait jamais les portes à clé dans toute la ville de Tchoudov. Quand quelqu’un se construisait une maison (…), après la bénédiction de son logis, il remettait la clé à l’église pour l’éternité. De part et d’autre de l’autel étaient accrochées des clés forgées en 1584, avec des dates et des noms gravés qui appartenaient à des familles portant aujourd’hui encore ces noms mentionnés pour la première fois dans des registres paroissiaux de l’époque d’Ivan le Terrible. Il y avait une multitude de clés toutes neuves, étincelantes, et encore davantage de clés noircies par le temps suspendues à des clous dont le mur était criblé depuis le sol jusqu’au plafond ‘Le diable ne se laisse pas arrêter par nos serrures ! disait le prêtre Dmitri Okhotnikov. Et le Seigneur, lui, ne se laisse pas arrêter par le diable !’ »
(Iouri Bouïda, La mouette au sang bleu, Paris, Gallimard, 2015, pp. 48-49 – traduit du russe par Sophie Benech).

Enfant, nous habitions une arrière-cour du faubourg Saint-Martin, dans le dixième arrondissement de Paris. Ni mon frère ni moi ne possédions de clé de l’appartement familial : celle-ci était soit sur la porte lorsqu’il y avait déjà quelqu’un à l’intérieur, soit sous le paillasson tant que personne n’était de retour. On ne rentrait pas la clé à l’intérieur lorsque la famille était au complet, ne serait-ce que parce que nous avions périodiquement besoin les uns et les autres de ressortir pour nous rendre aux toilettes situées dans l’escalier. On ne fermait pas non plus la porte à clé pour la nuit.

Je ne me souviens pas si d’autres familles affichaient la même confiance ou le même désintérêt pour leurs maigres possessions. Encore y avait-il dans l’immeuble bien plus pauvres que nous.

Chez mon père, cependant, je crois que cette négligence sécuritaire véhiculait une bonne dose de dogme moral. La clé sur la porte entrait en résonance avec son exigence de laisser en permanence les portes ouvertes à l’intérieur de l’appartement. Il en avait d’ailleurs enlevé certaines pour conjurer le risque de la cachotterie. Personne ne devait avoir rien à cacher : portes ouvertes, toilette nus dans la cuisine, obligation de nous ouvrir à nos parents, de dévoiler nos arrière-pensées, nos faiblesses, nos manquements dans une sorte de confession laïque qui pourtant ne garantissait pas l’absolution. Finalement, la clé sur la porte qui, pour nous les enfants, signifiait l’absence de clé, l’impossibilité de nous retrancher, de nous dissimuler, matérialisait une oppression morale masquée sous des dehors d’ouverture complète. Dès que nous tournions cette clé pour rentrer à la maison, nous savions que nous pénétrions dans un espace balayé par le regard paternel plus pénétrant qu’un dispositif de télé-surveillance. Le froid intérieur qui nous gagnait anesthésiait nos capacités de réaction, jusqu’à notre fourberie, notre duplicité enfantines, ne nous laissant que l’inertie, l’apathie et le silence comme formes ultimes de résistance. Au fond, au fin fond de cette enfilade de portes laissées obstinément ouvertes, y compris à l’intérieur de nous-mêmes, se terrait un vide comprimé, inquiet, mais résolu, qui clamait « NON ! ».

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