Fracas

InaEdu01839
Dynamitage des barres Ravel et Pressov de la Cité des 2000 à La Courneuve, 23 juin 2004

Ils ont décidé de raser le quartier. Ils vident les immeubles les uns après les autres, puis les démolissent. Les bulldozers rugissent du matin jusqu’à soir pour déblayer les gravats.

Lorsque la tour d’en face s’est écroulée sous la poussée des explosifs, j’étais assis dans la cuisine en compagnie de mon grand-père. Nous épluchions des haricots verts en silence.

J’ai toujours assimilé mon grand-père au silence. A part « bonjour-bonsoir », il ne disait quasiment rien de la journée. On aurait dit que son aptitude à parler s’était peu à peu amenuisée jusqu’à disparaître. Aurait-il voulu, sous le coup de l’urgence, prononcer ne serait-ce que deux mots, ne parlons pas d’une phrase, je ne suis pas sûr qu’il y serait parvenu. Je crois qu’il avait tout bonnement oublié le langage.

Il n’était pas inexpressif pour autant, ni indifférent. Ses yeux se posaient avec attention et nuance sur les choses et les gens. On sentait qu’il ne jugeait pas. Il se contentait de regarder le monde qui l’entourait, comme s’il n’avait plus rien à y faire, que sa contribution au cours des choses était épuisée. Mais ça continuait à l’intéresser.

J’appréciais son silence. Je le sentais habité, même si j’ignorais par quoi. J’aimais me tenir à côté de cette chapelle recueillie, pleine de mystère, mais dépourvue de menace. Son silence me reposait, me pénétrait, m’infusait comme une tisane qui apaise avant le sommeil. J’allais souvent m’asseoir près de lui au retour de l’école pour me défaire du vacarme ambiant et retrouver mon souffle. J’étais moi-même passablement silencieux, au grand dam de ma mère qui faisait souvent irruption dans la cuisine pour secouer à grand renfort d’exclamations ce qu’elle appelait notre « torpeur ». Pour elle, un enfant était fait pour crier, courir, sauter, pas pour partager la méditation de son aïeul. Ce n’était pas de mon âge.

Dès qu’elle arrivait, le charme était rompu. J’apercevais dans les yeux de mon grand-père un bref éclat d’ironie qui me réconfortait. Je l’embrassais, puis quittais les lieux aussitôt pour échapper à la tourmente maternelle.

L’explosion provoqua une détonation nette, brutale, aussi volumineuse que le nuage de poussière qui s’éleva des décombres à quoi l’immeuble d’en face se trouva réduit en l’espace d’un instant. Je ressentis physiquement l’onde de choc qui fusait dans toutes les directions. Je m’agrippai à la table comme si elle allait tout emporter. Les vitres tintèrent aussi fort que des cloches. Je crus qu’elles allaient se rompre, mais elles résistèrent. Ce fut l’affaire d’une seconde ou deux tout au plus, mais j’eus l’impression de rester écrasé beaucoup plus longtemps sous cette décharge retentissante, tel un nageur roulé par une lame violente.

Sitôt retombés le vacarme et mon affolement, mon attention fut attirée par mon grand-père qui tremblait de la tête aux pieds. Il regardait droit devant lui avec des yeux fixes, dilatés, tétanisés, cependant que son corps était agité de soubresauts incontrôlables. Il ne s’appartenait plus. J’avais l’impression que son esprit, son âme peut-être, avaient été expulsés de leur enveloppe charnelle par ce séisme sonore et qu’il ne restait plus là que ses membres désorientés, livrés à leur panique naturelle.

J’ai posé ma main sur la sienne dans l’espoir de la calmer. D’ordinaire, j’aimais le contact de sa peau légèrement froide, qui roulait sur les os. Il avait les mains très maigres. L’épiderme en était presque transparent, comme vidé de son sang. Les veines, en revanche, saillaient et glissaient sous le doigt. Leur bleu tranchait avec le blanc de la peau. J’étais fasciné par ces mains d’un autre âge. J’essayais d’imaginer à quoi elles s’étaient occupées. Ce n’étaient pas des mains de travailleur. J’y pressentais de la délicatesse, de la précision. Avait-il été horloger ou graveur, écrivain peut-être ? J’aimais promener mes doigts sur ses phalanges, ses tendons, ses veines étranges. Il me laissait faire et suivait mon exploration avec un mélange d’intérêt et de malice.

Ce jour-là, son tremblement était si fort, si violent, il en émanait une telle force dévastatrice que je pris peur. Je me suis reculé brusquement et j’ai crié. Ma mère est accourue. Quand elle a découvert dans quel état se trouvait son père, elle a gémi « Mon Dieu », les mains sur la bouche. Son regard exprimait la consternation plus que l’affolement. Elle n’avait pas l’air de comprendre ce qui se passait. Elle a fini par lui empoigner les mains, elle s’est plantée devant lui pour l’obliger à la regarder, puis elle lui a dit ou plutôt ordonné : « Viens avec moi. » Il a semblé un instant reprendre ses esprits, juste le temps de se laisser mettre debout. Nous l’avons prestement emmené dans sa chambre où ma mère l’a couché. Il tremblait toujours tellement qu’il menaçait de tomber du lit. Maman m’a demandé de veiller sur lui pendant qu’elle partait chercher le médecin.

Sous l’effet des sédatifs, grand-père a fini par se calmer. Il a plongé dans un sommeil, une sorte de torpeur plutôt , qui n’avait rien d’apaisé. Ses yeux s’agitaient sous ses paupières, sa bouche s’ouvrait comme s’il cherchait à respirer ou à crier. Ses mains froissaient le drap. Il me faisait l’effet d’un volcan qui se retient d’exploser, mais livre à l’intérieur un combat contre lui-même, en proie aux soubresauts d’une lave furieuse. Contre quoi se battait-il ? Quel était ce combat qui avait pris possession de lui ? Je l’observais, fasciné plus que terrifié. Je ne pouvais détacher mon regard tout en redoutant que la digue cède et qu’il soit de nouveau emporté par le feu qui le dévorait.

J’ai supplié ma mère de me laisser passer la nuit auprès de lui. J’étais persuadé, allez savoir pourquoi, d’être le seul à pouvoir l’apaiser. Elle était tellement effondrée qu’elle me l’a accordé sans trop y réfléchir. J’ai approché le fauteuil de son lit, je me suis calé du mieux que j’ai pu et je me suis endormi aussitôt.

Des mots résonnaient dans ma tête. J’ai d’abord cru que je rêvais, mais la voix, bien que faible, était insistante. Elle semblait m’appeler, voulait me tirer de mon sommeil. J’ai tenté de résister. Je me sentais épuisé. Mais je n’avais aucune volonté. Cette voix, qui n’était qu’un murmure, s’insinuait en moi avec une force surprenante. Je tendis l’oreille et me retrouvai à l’écouter attentivement, complètement réveillé.

Grand-père me parlait. Il n’avait toujours pas ouvert les yeux, mais j’étais sûr qu’il s’adressait à moi. Je ne m’étonnai pas de l’entendre parler. De toute façon, ce moment ne ressemblait à rien de connu. Je pris sa main pour l’assurer que je l’entendais. Il tourna la tête dans ma direction, une sorte de détente inonda son visage qui me fit croire à un sourire. Avec cette voix fragile, mais comme régénérée après tant d’années de silence, une voix déterminée, qui ne s’userait pas de sitôt, grand-père, cette nuit-là, entama pour moi seul le récit des horreurs qu’il avait vécues dans les tranchées de la Grande Guerre.

Je ne sais pas si j’ai tout entendu. Son histoire a duré des heures. A plusieurs reprises, j’ai dû m’assoupir. J’ai même rêvé d’un petit oiseau, enfermé dans une cage au fond d’une tranchée à demi-ensevelie. Il piaillait de peur, s’affolait contre les barreaux, battait des ailes en vain. Autour de lui, plusieurs cadavres gisaient dans la boue. Un nouveau train de bombardements s’annonça. Le serin se tassa sur lui-même, pétrifié par la peur. A mesure que les explosions se rapprochaient, des mottes de terre giclaient, des éclats métalliques crépitaient. L’un d’eux décapita la cage, offrant à l’oiseau le cadeau le plus inattendu : la liberté. Il s’envola sans hésiter et disparut dans l’apocalypse qui s’abattait sur ce dérisoire morceau de terre.

A mon réveil, j’ai senti que la main de grand-père était froide. C’était lui l’oiseau de mon rêve. Enfin délestée du fardeau qui l’oppressait, son âme avait réussi à percer le silence et, dans un envol salutaire, s’était échappée vers d’autres cieux, définitivement sans guerre. J’étais heureux pour lui. Je l’ai embrassé une dernière fois, lui ai fermé les yeux, puis je suis sorti prévenir ma mère, le cœur léger.

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