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« Mon verre était vide, je me dirigeais donc une fois de plus vers le bar. Même englouti par une foule suffisamment épaisse pour ralentir ma progression, je ne pouvais me défaire de la sensation que Billy [le fils du narrateur] épiait chacun de mes mouvements. Il voulait me demander quelque chose. Je savais ce que c’était ; c’était très simple. Il voulait rentrer avec moi ce soir. Dans mon appartement. Rien que nous deux. Pour se réveiller au matin et poursuivre ce que nous aurions commencé la veille au soir. Juste être avec moi, sans personne autour de nous, pour une fois. Rien que nous deux.
Je savais ce qu’il voulait, ce n’était pas nouveau. Mais je savais également, parce que je me connaissais, que je trouverais sans aucun doute un moyen de l’empêcher de rentrer avec moi ce soir.
Cela n’avait rien à voir avec l’amour. J’aimais Billy, mais j’étais incapable de l’aimer en privé, quand nous n’étions rien que tous les deux.
C’était une autre de mes maladies. Je ne sais pas comment l’appeler. Fuite devant l’intimité. Fuite à tout prix devant toute forme d’intimité. Avec qui que ce fût. »
(Steve Tesich, Karoo, Toulouse, Monsieur Toussaint Louverture, 2012, p. 17-18 – traduit de l’américain par Anne Wicke. Merci à Ronan de me l’avoir fait découvrir)
Ce roman écrit à la première personne par Steve Tesich nous embarque dans la dérive hautement alcoolisée d’un homme, Saul Karoo, qui vit grassement de la réécriture de scénarios pour Hollywood. Son mariage est brisé depuis longtemps, même s’il n’est toujours pas soldé par un divorce ; son fils adoptif cherche en vain le moyen de resserrer ses liens avec lui ; professionnellement, il s’avilit devant le producteur qu’il hait le plus au monde. La suite du roman est à l’avenant, irriguée par une dose d’alcool qui pourrait anéantir tout organisme normalement constitué, mais nullement le narrateur qui vient de découvrir pour son malheur que boire ne lui faisait plus aucun effet.
Le contraste est frappant avec La chronique de l’oiseau à ressort, le roman d’Haruki Murakami, qui décrit une autre dérive : celle de Toru Okada, un homme au chômage que sa femme quitte subitement sans un mot d’explication.
« Finalement, j’avais quand même démissionné. Je ne sais pas très bien moi-même pourquoi. Je n’avais aucun espoir particulier, aucune perspective quant à ce que j’allais faire ensuite. L’idée de m’enfermer à la maison pour préparer d’autres examens d’entrée dans la magistrature ne m’emballait pas, et, en tout premier lieu, je ne me sentais pas la vocation d’avocat.
Le soir où j’annonçais à Kumiko pendant le dîner : « Je songe à quitter mon poste », elle me répondit simplement : « Ah bon ? » Je ne sais pas très bien ce qu’elle entendait exactement par là, mais elle n’en dit pas davantage. »
(Haruki Murakami, Chroniques de l’oiseau à ressort, Paris, Belfond, Collection 10/18, 2012, p. 17 – traduit du japonais par Corinne Atlan avec Karine Chesneau)
Autant le roman américain nous agrippe par son déballage d’émotions, de sentiments, par son récit d’innombrables tentatives vouées à l’échec mais néanmoins entreprises, comme si les remords valaient toujours mieux que les regrets, autant la chronique japonaise, bien que tout aussi détaillée, ne nous donne jamais la sensation d’entrer véritablement dans l’intimité du personnage. Dans ses pensées certes, ses réflexions, ses surprises, ses incompréhensions, mais si peu dans les affres de son cœur. Page après page, Saul Karoo se répand comme s’il écrivait son journal intime avec l’absence de retenue de celui qui sait qu’il ne sera pas lu par d’autres, et nous plongeons dans son humanité si mal en point, pitoyable, et pourtant attirante parce qu’elle parvient toujours à nous émouvoir ou nous arracher un sourire. Page après page, en revanche, Toru Okada décrit sa sortie de plus en plus radicale de la normalité avec la précision, la neutralité d’un entomologiste qui observerait le comportement d’un insecte inconnu, prêt à consigner le moindre de ses mouvements, même le plus inattendu, le moins compréhensible. Sans même plus nous surprendre, le fantastique ajoute à son récit une dose supplémentaire de distance.
Au fond, quand le roman américain nous oblige à coller à son personnage, la chronique japonaise nous décolle obstinément du sien. Si bien que nous vivons la désintégration de Saul Karoo de l’intérieur, alors que nous assistons de l’extérieur à l’évasion toujours plus sidérante de Toru Okada.
Au final, j’ai décroché des deux récits. 608 pages pour le premier, 952 pour le second ! Avec Karoo, je me suis senti gagné par l’écœurement jusqu’à la nausée. Avec La chronique de l’oiseau à ressort, je me suis lassé (après plus de 600 pages tout de même) d’une histoire livrée de trop loin. Formidables romans l’un comme l’autre, mais difficiles à absorber pour des raisons diamétralement opposés.