Ce texte est issu de la soirée d’improvisation littéraire à laquelle j’ai participé au Théâtre La Ruche, à Nantes, le 30 mai dernier.
On choisit trois auteurs et quelques comédiens (trois en l’occurrence). Alors que l’animateur présente les auteurs au public, ceux-ci sont isolés dans une autre salle pour écrire chacun un texte sur un thème commun, et ce pendant vingt minutes.
Le temps écoulé, ils rejoignent le public pour la lecture de leur texte, suivie avec attention par les comédiens. Ces derniers s’isolent pendant dix minutes pour préparer la mise en scène des textes, alors que le public est invité à imaginer lui-même comment les textes pourraient être adaptés pour la scène et engage un échange avec les auteurs sur leur façon d’écrire. Place ensuite à l’improvisation !
Il doit beaucoup aux trois comédiens, Jean-François Gascard, Rapahël Magnin et Mathéo Massa, qui ont improvisé à partir de mon premier jet. Leurs propositions ont enrichi cette nouvelle version. Je les en remercie.
Le thème imposé était : Le corps est un Autre, ou le corps de l’Autre.
Ma jambe tressaute depuis ce matin. C’est d’ailleurs sa fébrilité qui m’a réveillé.
J’étais en train de rêver au-dessus d’une rivière. L’eau m’attirait, vive, lumineuse, entraînante. J’avais envie de plonger, mais ma jambe s’est mise à trembler. Simple peur du vide ou signal d’alarme de mon corps aux abois ?
J’ai ouvert les yeux. La chambre était blanche, sans véritable lumière, grisâtre pour tout dire. Elle sentait les produits désinfectants et les effluves incrustées de la maladie. Le tube de néon, au dessus de ma tête, grésillait au rythme des soubresauts de ma jambe, ou l’inverse. J’essayais de me désynchroniser de cette lumière erratique, en vain. Mes muscles semblaient branchés directement sur le circuit électrique.
A mon chevet, un homme en blouse blanche prenait des notes sur un bloc de papier. Il scrutait un chronomètre en lançant continuellement des regards à ma jambe, découverte sur le drap. Il mesurait le rythme de contraction de mes muscles qu’étrangement je ne sentais pas. C’était d’autant moins explicable.
– On dirait que ça s’arrange un peu, me dit-il en constatant que j’étais réveillé.
– Quoi ?, lui demandai-je. Qu’est-ce qui s’arrange ?
– Votre jambe continue de s’agiter…
– Merci de me le confirmer.
– … mais plus régulièrement. La période des battements à tendance à se stabiliser.
– Et si elle s’arrêtait complètement, vous ne croyez pas que ce serait nettement mieux ?
– Certes, certes, mais la régularisation du mouvement est le premier symptôme encourageant.
Je cessai de l’écouter. Parler de stabilité dans un tel contexte me paraissait relever du contresens et, pire encore, de l’aveuglement. Regardez ma jambe, nom de nom, au lieu de votre chronomètre ! Elle bat la chamade sans rime ni raison, au point qu’elle pourrait se décrocher de mon corps, et vous vous raccrochez à un semblant de constances, à des régularités qui vous font croire à un ordre sous-jacent, entrevoir l’ébauche d’une hypothèse et forcément, puisque telle est votre mission, envisager la possibilité d’une intervention.
– Vous rêvez, mon cher docteur. Ma jambe ne m’appartient plus, telle est la triste réalité.
– Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? On va trouver une solution. Il y a toujours une solution.
– N’importe quoi ! La folie n’a pas de solution.
– De quelle folie parlez-vous ?
– Et puis merde ! Comment peut-on être aussi savant et bête à la fois ?
– Ne vous énervez pas, ça n’arrangera rien.
Ma jambe s’agitait de plus en plus, ruinant ses mesures et son frêle espoir. Elle se jetait en travers du lit avec violence. Le médecin se recula d’un bond, remballa son chronomètre et son dossier, puis lança un appel vers le couloir comme un naufragé qui chercherait à fuir la noyade. Une infirmière arriva aussitôt. Ils échangèrent quelques propos en aparté, tout en contemplant avec consternation ma jambe qui menaçait à présenter de me jeter hors du lit.
Le médecin sortit sans se retourner, cependant que l’infirmière me repoussait pour remonter la barrière métallique du lit. Mon genou cogna plusieurs fois contre l’armature. Je poussai un grognement. Elle cala une couverture pour atténuer les chocs. Je me faisais l’effet d’un animal en cage. Je voyais bien que cette femme se protégeait de moi. J’étais devenu une menace.
Elle sortit. Le néon grésillait toujours à l’unisson de ma jambe. Mon cerveau chevrotait comme cette loupiote dont je ne pouvais détacher mon regard. Je me sentais traversé de part en part de décharges, d’élancements, comme électrocuté. Mon fusible n’allait pas tarder à sauter.
– Tenez, prenez ça, me dit l’infirmière, revenue avec un comprimé et un verre d’eau. Ça va vous calmer.
J’avalai la pilule, bus deux gorgées et lui rendis son verre. Elle me regarda faire avec dans les yeux la détermination d’un dompteur qui a décidé d’employer la manière forte. Une torpeur m’envahit bientôt. Je fermai les yeux et sombrai dans le sommeil.
– On dirait que ça lui a fait de l’effet.
– Sacré dose, tout de même.
– La première urgence, c’est qu’il se calme.
– On ne peut pas l’assommer comme ça trop longtemps, son cœur n’y résisterait pas.
Je me retrouvai sur le rocher qui surplombait la rivière. L’eau miroitait sous le soleil, plus attirante que jamais. Des algues bleu-vert ondulaient dans le courant, aussi velouté qu’un tissu. Un banc de sable bordait le cours d’eau, vierge de toute trace. Je suivais des yeux deux libellules métalliques qui se poursuivaient au ras de l’eau.
– Prenez son pouls régulièrement. Je ne voudrais pas qu’il nous échappe.
– Il est faible et irrégulier.
– Ce n’est pas bon signe.
– Mais regardez, docteur : ses yeux roulent sous ses paupières. On dirait qu’il rêve.
– Ne le lâchez pas et appelez-moi à la première alerte.
Je me laissai glisser doucement du rocher pour pénétrer dans l’eau sans soulever le moindre remous. Je voulais m’y fondre, m’y dissoudre, devenir à mon tour une molécule d’eau parmi d’autres. Lorsque ma bouche s’enfonça sous la surface, je bloquai ma respiration et plongeai le reste de ma tête dans le courant.
– Docteur, docteur ! Il ne respire plus !
– Déjà ?
– Non, attendez, c’est revenu. Le souffle est faible, très faible, mais il tient.
Je sentais mes cheveux flotter dans le courant. La fraîcheur était agréable, caressante. Le liquide de mes yeux s’ajustait à l’eau de la rivière qui grossissait ma vue comme une loupe. Un poisson passa en me jetant un regard interloqué. J’eus envie de rire.
– Il s’étrangle.
– Mais qu’est-ce qu’il nous fait ?
– Ça se calme encore une fois. Il rêve toujours.
– Ne me dites pas que son rêve le maintient en vie. Ça n’a aucun sens.
Le courant s’accélérait. Il m’emportait comme un arbre mort, me frottant de plus en plus durement contre le fond hérissé de cailloux. Je roulais sur moi-même, les yeux obstrués par la peur. Le bruit, dans mes oreilles, était grinçant. J’avais l’impression que des milliers de grains de sable percutaient mes tympans.
Une grande lueur se dressa devant moi, comme si la rivière se jetait dans le ciel. Je ne compris pas tout de suite.
– Regardez, il ouvre les yeux.
– Il semble effrayé. On dirait qu’il veut crier.
Le bruit devint assourdissant. Au moment où la chute d’eau m’aspira comme une simple brindille, mon cœur se décrocha.