
Lorsque, le lendemain matin, on la ramène dans le bureau de l’inspecteur, Mme Belhassem a l’impression d’y être précédée par son odeur, un mélange de sueur et de tissu froissé qui la mortifie. Jamais elle ne s’est présentée à des inconnus dans un tel état d’abandon. Ses cheveux la grattent sous son fichu qu’elle n’a pas voulu enlever, même lorsqu’elle s’est retrouvée seule en cellule pour passer une nuit aussi blanche que la lumière insistante du néon fixé au plafond. Elle était persuadée qu’on surveillait ses moindres gestes. Par quel moyen, elle l’ignorait, mais elle en était sûre.
Ce matin-là, elle se sent aussi fripée que ses vêtements, diminuée, prête à s’effondrer, et cette fragilité renforce sa colère contre ces gens qui s’ingénient à lui chercher des poux dans la tête. Oui, décidément, ses cheveux la grattent. Un planton l’introduit dans le bureau où, elle en est sûre, son odeur l’a déjà devancée. Pourtant, l’inspecteur ne semble pas s’en apercevoir : il scrute l’écran de son ordinateur et lui demande de s’asseoir sans lui adresser le moindre regard. Elle lui en sait gré. En s’installant sur la chaise vide qui fait face au bureau, elle prend conscience de la présence, à sa droite, d’un homme qu’elle n’ose pas regarder, mais que son sixième sens perçoit immédiatement comme un danger potentiel. Elle croise les bras sur sa poitrine, relève le menton, prête autant qu’elle peut l’être pour l’affrontement.
– M. Dubreuil, connaissez-vous cette femme ?
– Non, pas que je sache, répond l’homme en tournant à peine les yeux vers Mme Belhassem.
– Pourtant, elle travaille comme femme de ménage au Ministère.
– S’il fallait que je connaisse toutes les femmes de ménage qu’il m’arrive d’y croiser…
– M. Dubreuil, depuis des mois, Mme Belhassem nettoie votre bureau tous les jours. Elle prend son service à 19 h, une heure à laquelle il vous arrive souvent de la voir. J’ai vérifié ses horaires et tous vos collaborateurs m’ont confirmé que vous travaillez tard. C’est bien ça, Mme Belhassem ?
– Oui, Monsieur l’inspecteur. Plusieurs fois par semaine, je dois attendre que M. le directeur ait fini de travailler pour accéder à son bureau. Parfois pas avant 20 h, 20 h 30. Ça me retarde dans mon travail.
– Comme si j’y étais pour quelque chose. J’ai des questions bien plus importantes à régler.
– Supprimer des dossiers confidentiels, par exemple ?
– Je ne comprends pas.
– M. Dubreuil, comment expliquez-vous que Mme Belhassem se soit trouvée en possession de deux sacs poubelles remplis de documents issus de vos services, dont plusieurs classés « confidentiels » ?
– Je l’ignore. Elle a dû les voler.
– Ça alors, quel culot !
– C’est très facile pour ces gens-là de dérober ce qu’ils veulent. Ils ont la clé de nos bureaux, ils y pénètrent lorsqu’ils sont vides. Un jeu d’enfant.
– Parce qu’il y a partout dans votre ministère des papiers confidentiels qui traînent ? Ce n’est guère rassurant, reconnaissez-le.
– Je n’ai pas dit ça.
– Et puis, j’imagine que n’importe qui peut sortir deux sacs pleins sans être contrôlé ni inquiété par la sécurité.
M. Dubreuil lève les yeux au ciel d’un air exaspéré.
– Mme Belhassem, avez-vous dérobé les papiers qu’on vous a surprise à brûler hier matin ?
– Jamais de la vie.
– Alors, comment vous les êtes-vous procurés ?
Mme Belhassem ne répond pas.
– Je vous conseille de ne pas vous réfugier de nouveau dans le silence. Ça ne vous mènera à rien, Mme Belhassem.
– Son silence est un aveu, c’est évident. Elle ne veut pas le reconnaître, mais elle a bel et bien volé ces documents.
– Menteur !
– Quoi, vous osez me traiter de menteur ? Savez-vous seulement qui je suis ? Je dirige un service en charge de dossiers qui engagent tous les jours la sécurité de la France et vous vous permettez de mettre en doute ma parole ? M. l’inspecteur, cette femme ne sait pas ce qu’elle dit, c’est manifeste.
– Mme Belhassem, donnez-moi votre version des faits.
– Non, non, c’est inutile, tempête M. Dubreuil. L’affaire est limpide. Prenez la décision qui s’impose, M. l’inspecteur, et qu’on n’en parle plus. J’ai assez perdu de temps.
– M. Dubreuil, nous ne sommes dans votre administration et je ne suis pas votre subordonné. Vous n’avez pas à me dicter ce que je dois faire. En outre, vous resterez ici aussi longtemps que je le jugerai utile, c’est clair ?
Madame, je vous écoute.
Mme Belhassem marmonne quelques mots entre ses dents.
– Parlez plus fort, je n’ai rien entendu.
– C’est M. Dubreuil qui m’a demandé de détruire ces papiers. Quand je suis arrivée dans son bureau, les deux sacs étaient pleins et déjà fermés. Il m’a demandé de les emporter le soir même et de m’en débarrasser. Il ne voulait pas savoir où ni comment.
– N’importe quoi ! D’abord, elle me traite de menteur, puis elle invente un conte à dormir debout. C’est le monde à l’envers. Vous n’avez rien trouvé d’autre pour essayer de vous en sortir ? Ma petite dame, vous engagez contre moi un bras de fer perdu d’avance. Ce sera votre parole contre la mienne. Qui gobera les accusations d’une femme de ménage même pas française portées contre un grand serviteur de l’État ?
Livide, Mme Belhassem n’ouvre pas la bouche pour lui répondre. Elle dirige son regard d’un bleu frigorifique vers son accusateur qui, sous l’effet de ce rayon concentré de colère, d’indignation et de haine, ralentit peu à peu le rythme de sa diatribe jusqu’à se taire et porter soudain une attention soutenue à ses chaussures. L’escarmouche n’a pas échappé à l’inspecteur qui laisse à dessein s’épaissir le malaise ambiant. Puis il reprend la main en ménageant ses effets :
– Nous sommes donc en présence de deux versions contradictoires des faits…
On s’agite diversement d’une chaise à l’autre.
– … Si vous les maintenez, je vous demanderai de bien vouloir signer le présent procès-verbal de votre confrontation. Quant à moi, je vais saisir la DGSI…
M. Dubreuil se redresse brusquement, tandis que Mme Balhassen adresse à l’inspecteur une question muette.
– … autrement dit, la Sécurité intérieure, pour qu’elle éclaircisse cette affaire qui dépasse nos compétences. Ce n’est pas parce notre commissariat se situe à proximité immédiate du Ministère des Affaires étrangères que nous avons autorité pour démêler ce qu’il s’y passe. Jusqu’à nouvel ordre, je vous demanderai de vous tenir à la disposition des services d’investigation qui ne manqueront pas de venir vous interroger de nouveau. Pour l’heure, vous pouvez disposer.
Mme Belhassem sort la première, toujours encombrée par sa crasse imaginaire, laissant derrière elle un haut fonctionnaire désemparé dont l’inspecteur s’amuse à détailler l’expression de chien battu. Dehors, plusieurs journalistes se précipitent sur elle, mais elle les repousse d’un revers de main. Ils s’écartent et la regardent partir, flottant dans ses tissus comme un grand bateau qui met à la voile.
°°°
De retour chez elle, elle se précipite dans la salle de bain, remplit la baignoire d’une eau presque brûlante parfumée à la rose, se dépouille de ses oripeaux et s’immerge entièrement jusqu’à ne plus avoir que les narines au-dessus de la surface. Les bruits lui parviennent assourdis. Elle garde les yeux fermés, l’esprit vide, ses cheveux éparpillés autour d’elle comme un bouquet d’algues accroché à une épave. Sous l’effet de la chaleur, sa peau la picote, elle ne sent plus son poids. Elle ne tarde pas à sombrer dans une somnolence traversée d’images étranges : un bureau en flammes, un barbecue qui fume au milieu d’un hall en marbre, une foule qui défile pour la voir dans son bain, un néon qui clignote depuis le fond de la baignoire.
Un frisson la réveille : l’eau est tiède à présent. Elle sort de son bain, s’essuie prestement et se dirige vers la cuisine d’un pas décidé, drapée dans sa serviette. Ses cheveux gouttent sur ses épaules. Elle cherche une feuille blanche, s’assoit à la table et là écrit d’un seul jet une lettre qu’elle glisse dans une enveloppe sans prendre la peine de la relire. Puis, elle s’habille et sort poster ce courrier, les cheveux au vent, comme si l’affaire ne pouvait souffrir le moindre délai. Ce soir-là, elle se couche de bonne heure et verse aussitôt dans un sommeil sans rêve, lisse et noir comme un tunnel qui ne déboucherait sur rien. Elle dort longtemps.
Trois jours plus tard, Mme Belhassem traverse de nouveau l’esplanade de ses précédents exploits brûlants, l’œil aux aguets, détaillant chaque passant, chaque silhouette, tendue, incertaine. Elle porte sous le bras une grande enveloppe brune. Ne trouvant pas ce qu’elle cherche ou ce qu’elle redoute, elle se pose sur un banc pour attendre.
– Vous n’allez pas nous enfumer comme l’autre fois ?, lui lance le même petit vieux, qui préfère s’éclipser sans demander son reste.
Les mêmes lycéens passent devant elle en la dévisageant à grand renfort de commentaires. Elle aperçoit, plus loin, le défenseur du Coran qui, heureusement, ne l’a pas remarquée. Mme Belhassem regarde sa montre, jette des coups d’œil à droite, à gauche, sur le qui-vive. Elle n’entend pourtant pas l’homme qui s’approche d’elle par derrière.
– Ne restons pas là, il y a trop de passage. Suivez-moi, je connais un endroit plus discret.
Elle se retourne en sursautant : M. Dubreuil la dévisage avec un mélange de hargne froide et de réelle surprise. Comment a-t-elle pu l’attirer dans un tel piège ? Ils se mettent en route vers un coin plus retiré, sous les arbres, où par chance un banc est inoccupé. Ils s’y assoient à bonne distance l’un de l’autre. Chacun regarde devant soi comme s’ils n’allaient pas entamer une conversation.
– Ce sont les documents ?, demande M. Dubreuil en jetant un coup d’œil à l’enveloppe que Mme Belhassem tient sur ses genoux.
Elle acquiesce sans mot dire.
– Je peux les voir ?
Elle les extrait de l’enveloppe sans les lui donner, se contentant de faire défiler les pages une à une afin qu’il puisse les identifier. Puis elle les range et repose le tout sur ses genoux, ses deux mains posées dessus en signe de vigilance extrême.
– En dehors des papiers récupérés par la police, je croyais que croyais que vous aviez tout brûlé.
– Vous me prenez pour qui ? J’avais pris mes précautions. Lorsque j’ai repéré dans les sacs ces documents barrés par la mention « Secret Défense », j’ai jugé préférable de les garder, au cas où. J’ai rudement bien fait, vous ne trouvez pas ?
– Question de point de vue. C’est sûr, toutefois, que vu la méthode de destruction employée, particulièrement peu discrète, vous pouviez avoir besoin d’assurer vos arrières. Qu’est-ce qui vous a pris d’aller brûler ces paperasses en plein air, dans un lieu aussi passant ? Je vous avais demandé de le faire discrètement. Dis-crè-te-ment, vous savez ce que ça veut dire ?
– Discrètement, discrètement… Vous me voyiez brûler une telle masse de papier dans mon évier ? J’aurais eu les pompiers sur le dos en moins de deux.
– Je savais que c’était une erreur de vous confier cette mission, mais bon, sur le moment, il y avait urgence et je n’avais pas de solution de rechange.
– Alors, inutile de me servir vos reproches rassis. Je ne suis pas un agent secret, moi. Je ne connais ni les procédures ni les méthodes. J’ai fait comme j’ai pu, voilà tout. En définitive, l’essentiel a été brûlé. Ce ne sont pas les quelques restes qui ont atterri dans les mains de la police qui peuvent vraiment vous inquiéter, non ?
– Vous n’avez pas idée de la teneur de ces papiers.
– Et je ne tiens pas à le savoir. J’ai fait mon job, à vous de faire le vôtre.
– Qu’attendez-vous de moi ?
– Rien de plus simple : vous retirez vos accusations et je vous restitue ces documents.
– Mais encore ?
– Eh bien, vous allez de ce pas au commissariat, vous demandez à parler à l’inspecteur Mattéi à qui vous expliquez que vous souhaitez modifier votre déposition. Vous lui servez une nouvelle version, celle que vous voulez, peu m’importe, du moment qu’elle me disculpe. Voilà, c’est aussi simple que ça. Ah non, j’oubliais un détail essentiel : prenez soin de vous faire remettre une copie de votre nouvelle disposition et de me la rapporter. Sinon, adieu les documents. C’est bien compris ? Je vous attends.
– Ici ? Vous voulez que j’y aille maintenant ?
– Évidemment, quelle question ! Je n’ai pas que ça à faire. C’est votre intérêt également de récupérer les documents le plus vite possible, non ?
M. Dubreuil la regarde avec accablement.
– Je n’aurais jamais cru me faire piéger de la sorte par une simple femme de ménage.
– Comme quoi… Un conseil, Monsieur le directeur tout-puissant : descendez de votre piédestal et filez réparer le mal que vous m’avez fait, sinon je vais vous montrer de quoi je suis capable. Vous m’avez sous-estimée, insultée même, n’ajoutez rien de plus, car je peux me montrer terrible si je veux. Allez hop, à vous de jouer.
M. Dubreuil se lève pesamment et s’éloigne sous les yeux de Mme Belhassem qui réprime un discret sourire. « Pas tout de suite, attends qu’il revienne. Ce n’est pas encore fait », se gendarme-t-elle en s’efforçant de rester bien droite sur son banc comme une femme convenable qui prend simplement le frais dans un parc.
L’attente est si longue qu’elle finit par s’en inquiéter. N’a-t-il pas trouvé le moyen de s’en sortir à ses dépens ? Au moment où, n’y tenant plus, elle se lève pour aller fureter autour du commissariat, M. Dubreuil finit par réapparaître. Leur échange est bref et mutique : il lui tend une feuille qu’elle lit et relit pour s’assurer qu’il n’y a aucune chausse-trappe, rien de douteux ni de tordu ; puis elle lui donne à son tour l’enveloppe dont il vérifie le contenu ; ils se séparent sans un regard. Mme Belhassem s’autorise enfin à sourire ouvertement.
Sans plus attendre, elle se rend dans une agence de voyage pour acheter un vol pour Bizerte qu’elle paye avec une liasse de billets. Le salaire d’un extra qui a bien failli l’expédier dans les flammes de l’enfer. On ne l’y reprendra plus.
FIN