
– Qu’est-ce que vous faites ?, demande le premier policier.
– A qui s’adresse votre question ? A moi ou à eux ?, l’interroge à son tour Mme Belhassem en désignant la foule des curieux. Car, personnellement, je n’ai toujours pas compris ce que font tous ces gens, agglutinés comme des dattes, à me regarder faire. A croire qu’ils jamais vu de feu de leur vie.
– C’est à vous que je parle, Madame. Pourquoi brûlez-vous ces papiers ?
– Pour m’en débarrasser, sapristi ! J’en avais deux sacs pleins, si gros que je ne pouvais plus ni sortir ni rentrer chez moi.
– Et pourquoi les brûler ?
– C’est le plus rapide et ça ne produit quasiment pas de déchet. Quelques cendres et le tour est joué. Mais, rassurez-moi, je ne vous apprends rien ?
Quelques rires fusent de la foule. Les policiers se crispent.
– Épargnez-nous vos commentaires.
– Épargnez-moi vos questions. Je ne fais rien d’interdit, alors pourquoi vous venez me cherchez des embrouilles ?
– C’est à nous d’en juger. Je n’aime pas votre ton, Madame.
– Qu’est-ce qu’il a mon ton ? Vous me posez des questions idiotes, ne vous étonnez pas si je me montre un tantinet ironique.
L’accent, pointu et sautillant, avec lequel elle articule ces deux derniers mots achève d’exaspérer les deux fonctionnaires.
– Ça suffit, maintenant. Allez, on t’embarque. Tu t’expliqueras au poste.
Un policier s’empare du sac presque vide, tandis que l’autre empoigne le bras de Mme Belhassem.
– De quel droit me tutoyez-vous, malotru ? Je pourrais être votre mère. Vous me devez le respect.
– Je ne te dois rien, sale bougnoule. Continue sur ce ton et je te fous au trou.
La foule gronde devant la tournure des événements. On entend des interjections indignées : « Racistes ! », « Si ce n’est pas malheureux ! », « Laissez-la, elle n’a rien fait de mal »…
– « Bougnoule » : tu vas retirer ça tout de suite !, s’écrie Mme Belhassem en toisant le policier. Vas-tu me lâcher à la fin ?
Le second policier parle au téléphone sur un ton alarmé, tout en regardant les spectateurs avec appréhension. Ils ne sont que deux au milieu d’un groupe compact, aux prises avec une femme surexcitée. Redoutant l’embrasement, il demande du renfort.
– C’est toujours la même chose avec ces Arabes, lui lance son collègue qui ne semble pas prendre la mesure de l’ébullition qui couve. Il faut forcément qu’ils deviennent violents.
– Tu me broies le bras et c’est moi qui suis violente ? Tu as perdu tout sens commun, mon garçon.
– Cessez de me tutoyer, sinon je vous inculpe pour outrage à agent de la force publique.
La foule resserre le cercle autour d’eux. Son collègue est de plus en plus inquiet.
– Venez vite, murmure-t-il dans son téléphone. Ça bout carrément.
– Si tu veux le savoir, espèce d’ignare, reprend Mme Belhassen, je suis juive, originaire de Tunisie.
– Et alors ? Youpine ou rebeu, ou même romanichelle, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Tous des fouteurs de merde.
– Abruti congénital !
Personne ne s’est aperçu que la sirène d’incendie avait fait place à un nouvel avertisseur, celui d’un fourgon de police qui se gare à proximité en crissant des pneus. Quatre policiers en sortent au pas de course. Ils traversent la foule sans ménagement, gagnent en deux foulées le centre de l’action, empoignent Mme Belhassem et repartent aussitôt, suivis par leurs deux collègues, visiblement soulagés, qui emportent le sac de papier. En quelques secondes, tous s’engouffrent dans le véhicule sous les sifflets du public et démarrent encore plus bruyamment qu’à leur arrivée.
Le silence retombe sur la foule qui, désormais privée de son attraction du jour, se disperse lentement. Les employés regagnent le ministère, les lycéens ont raté le début de leurs cours, le prêcheur musulman cherche par terre de nouvelles preuves du sacrilège et le petit vieux repart chez lui en se demandant encore ce qu’il vient de se passer. Les oiseaux, qui n’ont rien suivi de l’incident, s’interpellent d’une branche à l’autre. Il fait toujours aussi beau et frais, mais la paix des beaux jours s’est évanouie.
°°°
– Nom, prénom, date de naissance ?
– Pourquoi devrais-je répondre à vos questions ? Je n’ai rien fait de mal.
– Je ne pense pas, Madame, que vous soyez en situation de vous dérober à cet interrogatoire. Vous avez insulté nos agents. Cela devrait suffire largement à vous inculper. Donc, je vous le redemande : Nom, prénom, date de naissance ?
L’inspecteur qui interroge Mme Belhassem lui parle avec le détachement du fonctionnaire qui n’accorde guère d’importance à l’affaire, mais qui l’instruit parce que c’est son métier et qu’il doit se montrer solidaire de ses collègues qui sont rentrés au commissariat le feu au fesses, à croire qu’ils avaient échappé de peu à un lynchage par une foule surchauffée. Mme Belhassem pousse un long soupir avant de s’exécuter.
– Belhassem, Esther, née le 23 novembre 1950 à Bizerte, en Tunisie.
– Vous êtes Arabe ?
– Vous connaissez des femmes arabes qui s’appellent Esther ?
L’inspecteur lui jette un regard vide.
– Eh bien non, figurez-vous, je suis juive. Mais, arabe ou juive, je ne vois pas ce que mes origines viennent faire là-dedans.
– Bon, alors, voyons voir ces papiers que vous étiez en train de brûler.
Il vide le sac et commence à examiner le petit tas de documents qui s’est éparpillé sur son bureau. Mme Belhassem se raidit.
– Qu’est-ce qui vous inquiète ? Vous avez l’air sur des charbons ardents. Ne me dites pas que ce sont des archives secrètes ? Les plans d’un attentat, peut-être ?
Il commence à trouver la situation divertissante. Mais très vite, son visage se fige lorsqu’il découvre l’origine de plusieurs documents barrés par la mention «Confidentiel».
– Ministère des Affaires étrangères. Tiens, tiens… Comment vous êtes-vous procuré ces papiers, Mme Belhassem ?
– Je fais le ménage au ministère.
– A votre âge ?
– Faut bien. Ce n’est pas ma pension de retraite qui me permet de vivre.
– Donc vous faites le ménage dans les bureaux du ministère.
– Oui.
– Et vous embarquez le contenu des corbeilles à papier, de préférence celle des bureaux de la direction, pour aller les brûler dans les jardins publics. C’est bien ça ?
Mme Belhassem ne répond pas.
– Je vous ai posé une question.
Mme Belhassem se mure dans le silence.
– Vous allez me répondre, oui ou non ? Comment ces documents confidentiels se sont-ils trouvés en votre possession ? Et pourquoi les brûliez-vous ?
L’inspecteur sonde le regard bleu de cette femme qui s’est soudain muée en une sorte de statue épique, impénétrable : ses vêtements d’un autre monde, son air farouche, sa détermination, son âge aussi, tout concourt à la rendre intouchable. Et pourtant, il doit combattre le respect qu’elle lui inspire, la malmener avec le tranchant du soupçon, il doit la supposer coupable sinon il n’y parviendra pas. Il force sa voix pour lui crier :
– Tu vas parler, tête de mule, ou je te mets en garde à vue.
Elle ne cille même pas. D’ailleurs, elle a tout bonnement cessé de le regarder, comme s’il lui suffisait de détourner le regard pour effacer cet individu, le faire disparaître de son univers, aussi aisément qu’elle le ferait d’une mouche importune ou d’une pensée incongrue.
– Bon, tu l’auras voulu. Je n’ai pas de temps à perdre avec une incendiaire qui refuse de parler. Emmenez-la. Une nuit en cellule la fera peut-être revenir à la raison.
Mme Belhassem se laisse conduire avec la docilité d’un corps vide, cependant que l’inspecteur compose un numéro sur son téléphone :
– Le Ministère des Affaires étrangères ? Je voudrais parler à M. Dubreuil.
– Bonjour Monsieur. Inspecteur de police Mattéi.
Tiens, encore une femme de ménage récalcitrante….
Bon dimanche
Bisous
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