Dès que le Grand lui a désigné l’endroit, loin du regard des maîtresses, l’enfant s’est couché par terre, bras et jambes écartés. Son corps frémit d’excitation au contact du ciment constellé de grains de sable qui lui piquent le dos et les mollets.
– Arrête de bouger, sinon ça ne ressemblera à rien.
– Ça me gratte, ronchonne l’enfant en fourrant sa main sous son épaule.
– Si tu continues de gigoter, on va croire à une pieuvre avec ses tentacules.
– C’est quoi des trucs-à-bulles ?
– Des tentacules ! Ce sont des bras qui ressemblent à des serpents. Les pieuvres en ont plein.
– Oh oui, fais-moi plein de ventre-à-moules !
– Ça suffit maintenant. Tiens-toi tranquille que je puisse enfin commencer.
L’enfant s’immobilise à grand-peine et le Grand sort enfin la craie qu’il a dérobée dans la salle de classe. D’un air concentré et supérieur, sous le regard fasciné du gamin, il commence à tracer sur le sol les contours de son corps. Il s’applique tellement à ne pas dévier que sa langue pointe entre ses lèvres tandis que ses yeux se rapprochent jusqu’à loucher.
– Ça me chatouille, couine l’enfant.
– La ferme !
Autour d’eux a commencé à se rassembler un cercle de curieux qui suit la progression de la craie avec une attention religieuse. Lorsque la main du Grand contourne sa tête, le môme ne se tient plus. Il piaille de rire et jette ses yeux en tout sens à l’adresse des chaussures qui l’entourent comme si elles avaient le pouvoir de lui répondre. Tout se passe désormais pour lui au ras du sol, dans un monde aplati où le regard bute sur le premier obstacle.
– Ça y est, j’ai fini. Tu peux te relever.
L’enfant saute sur ses pieds et se recule pour regarder. Un murmure d’approbation s’élève des chaussures. Il ouvre la bouche sans savoir quoi dire. Est-ce bien lui, là sur le sol ? Il a envie de se recoucher dans ses propres contours pour vérifier que cette trace lui appartient, à lui, rien qu’à lui. Pourtant non, il pressent qu’il ne peut plus l’habiter, qu’elle s’est détachée de lui autant qu’il s’en est défait. Mais alors est-ce à dire qu’ils sont désormais deux, lui et son empreinte ? Il esquisse un pas de côté pour voir si elle va bouger aussi, mais non elle reste sur son quant-à-soi. Décidément, ce mystère le dépasse.
L’attroupement des curieux ne lui laisse guère le temps de sonder les arrière-fonds de la représentation, de l’art et de ses artifices, car déjà une rafale de cris jaillit : « Moi, moi, moi ! » Les candidats au crayonnage se bousculent. Pris au dépourvu, mais bon prince, le Grand organise rapidement son affaire pour dessiner à la chaîne les gamins qui s’allongent d’eux-mêmes par terre.
C’est ainsi qu’une hécatombe fauche les élèves de la maternelle à un rythme si rapide que les maîtresses n’ont pas le temps d’intervenir. En quelques secondes, la cour est jonchée de corps qui gloussent de plaisir en attendant le passage de la craie. Mais, de là où elles se trouvent, les enseignants ne peuvent entendre ni comprendre ce qu’il se passe. Elles contemplent cet étalage absurde de corps inertes et subitement prennent peur. Serait-ce une syncope généralisée ? Une épidémie foudroyante ? L’offensive tant redoutée d’un variant létal ? Le crayonavirus ?
Persuadées qu’elles doivent agir sans tarder, elles quittent la cour précipitamment – circonscrire le problème -, ferment les portes d’accès aux classes – confiner le site -, appellent le SAMU – s’en remettre aux professionnels – et attendent en frémissant l’arrivée des secours. Dans la cour, le Grand continue de tracer sans relâche.
Lorsque les sirènes leur signalent l’arrivée des pompiers, de la police et des ambulances, les enfants, affolés d’avoir été abandonnés à eux-mêmes, se lèvent d’un bond et courent se réfugier dans le coin le plus reculé de la cour. Ils en connaissent tous les angles morts, ces recoins d’où ils peuvent voir sans être vus, comme dans leurs jeux de poursuite où il leur suffit de crier « cabane » pour se mettre hors d’atteinte. C’est donc de là, petit troupeau compact de cœurs battant, qu’ils regardent s’entrouvrir les portes et se faufiler prudemment trois espèces de cosmonautes à la démarche élastique qui se figent d’un coup devant le spectacle qui les attend : une multitude de silhouettes dessinées à même le sol, sans le moindre corps à l’intérieur, comme s’ils découvraient les restes d’une évaporation thermique instantanée, Pompéi à l’ère atomique, ou peut-être encore d’une téléportation vers … ? Ils ne peuvent s’empêcher de lever les yeux au ciel pour rechercher le sillage du vaisseau responsable de ce rapt du troisième type. Or, ce qu’ils prennent pour un éclair d’hyper-propulsion n’est en réalité que le soleil qui les éblouit à travers leur visière thermo-résistante. Mais qu’importe, ils pourront toujours dire qu’ils y étaient.
Reculant pas à pas, les trois sauveurs de l’Humanité se replient en bon ordre, referment les portes, soulagés de s’en être tirés à si bon compte, puis, tournant le dos à cette scène de crime d’une dimension inégalée, ils repartent d’où ils sont venus. Quant aux enfants, nul ne les a revus.
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