L’aquarium

Je livre aujourd’hui un texte que j’ai écrit l’an passé en vue d’en faire une fiction radiophonique. Les confinements, la fermeture de la radio ont multiplié les obstacles à sa réalisation. L’enregistrement avait pourtant démarré, mais il est resté en plan. L’équipe, essentiellement composée d’étudiants,  s’est dispersée, si bien qu’aujourd’hui aucune perspective d’achèvement ne se dessine. Ainsi, à défaut de pouvoir l’entendre, pourra-t-on le lire et, qui sait, l’avenir n’est pas encore écrit…

Version remaniée pour sa présentation en lecture publique au théâtre La Ruche le 23 mars 2023.

°°°

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Il est presque sept heures du matin à l’Institut des Profondeurs Marines. Le roulis des vagues se brise sur les rochers que le bâtiment surplombe. Monsieur Pipéri, le concierge, arrive pour prendre son service. Il ouvre la porte principale du bâtiment, le vent s’y engouffre derrière lui. Le silence revient lorsque le lourd battant se referme, mais on perçoit tout de même en sourdine le ronflement d’un aspirateur.

M. Pipéri se dirige vers sa loge vitrée que tous, étudiants comme enseignants, appellent familièrement L’Aquarium. Il l’ouvre et pose ses affaires.

Le bruit de l‘aspirateur s’interrompt et bientôt la femme de ménage arrive

Bonjour, M. Pipéri. Le café est prêt ?
Attendez une minute Solange, je viens juste d’allumer la cafetière. C’est une loge de concierge ici, pas une cafétéria.
– Ne commencez pas à ronchonner de si bon matin. Vous êtes le meilleur concierge de toute la fac et votre café est incomparable.

On commence à entendre faiblement le glissement de la porte d‘entrée du bâtiment qui s’ouvre et se ferme, ainsi que des bruits de pas et de salutations.

Vous aurez beau me passer la brosse à reluire, le café ne coulera pas plus vite. Et puis, regardez-moi ce chantier : des palmes, des masques, des tubas…  et tout ce sable…
Ne m’en parlez pas.
Qu’est-ce qu’ils ont dans le crâne, ces étudiants ? Chaque jour, c’est moi qui me retrouve avec leur matériel de plongée sur les bras qu’ils ont semé à droite à gauche. 
J’en récupère partout, vous savez, en faisant le ménage dans le bâtiment. Il faut bien que je vous les rapporte pour qu’ils aient une chance de retrouver leurs affaires.
Je sais, je sais. Mais tout de même, nous sommes à l’université ici, pas au Club Méd. Encore que des fois je me demande…

Bientôt, un va et vient de secrétaires et d’agents techniques passe par la loge pour saluer le concierge en espérant qu’il restera du café. Ils entrent, sortent, discutent entre eux.

Une étudiante glisse une tête.

M. Pipéri, le TP sur les oursins est maintenu ou pas ?
Encore faudrait-il avoir des oursins. Ce n’est pas la saison.
Ah bon ? Qu’est-ce que vous en savez ?
25 ans sur un bateau de pêche, ça vaut tous les cours en amphi.
Vous avez été pêcheur ?
Ça t’étonne, hein ?
Ben oui, je n’aurais pas imaginé. Pourquoi vous avez arrêté ?
L’usure, crevette, l’usure… L’eau de mer corrode les os plus encore que le bois ou l’acier des bateaux.

Autour de lui, les conversations se sont tues. Tout le monde tend l’oreille, à l’affût de l’histoire qu’il va raconter. Mais non, il n’en dit pas plus.

Donc, le TP est annulé ou pas ?
Qu’est-ce que j’en sais moi ? Personne ne m’a rien dit.
Alors, on fait quoi ?
Vous partez à la pêche…

Un autre étudiant, qui attend aussi les consignes, s’écrie :

A la pêche ?! Eh les gars, on sort en mer !

Euphorie générale.

A la pêche aux informations, espèce d’huître !
Oh ça va, ce n’est pas la peine de vous fâcher. On n’y est pour rien, nous.
Moi non plus. Allez ouste, débarrassez-moi le pont !
En aparté : Ces gamins, on dirait qu’ils sont nés avec les doigts palmés et des écailles sur le corps. La mer les attire davantage que les cours.

Survient un agent technique, l’air soucieux.

Dites, M. Pipéri, que fait ce zodiaque près de la porte d’entrée ?
Encore un mystère. Ce n’est pas du matériel de chez nous.
Il n’a pas l’air en bon état. Il ressemble plus à une épave qu’à un canot praticable.

M. Pipéri soupire :

Où va-t-on si, en plus de tout le reste, on doit désormais faire office de décharge ? Dans l’immédiat, descendez-le dans le local à poubelles. On verra plus tard si quelqu’un le réclame.

Un étudiant fouille dans les affaires entassées derrière la porte de la loge.

Enfin ! Elles sont là mes palmes !
Eh oui.
Ça fait deux jours que je les cherche.
Et ton cerveau, ça fait combien de temps que tu l’as débranché ?
Je suis désolé, M. Pipéri.
J’espère bien. Allez, remballe-moi ton bazar et ne t’avise plus de prendre ma loge pour un dépotoir.
Merci encore. Heureusement que vous êtes là. Bonne journée M. Pipéri.

La matinée passe, entre allées et venues d’étudiants, sonneries du téléphone, quelques discussions éparses. Une grille de mots fléchés se remplit lentement sur le bureau de M. Pipéri.
Arrive l’heure du déjeuner. Il mange dans sa loge, où les étudiants se succèdent pour utiliser son four à micro-onde.

Dites donc M. Pipéri, ça a l’air rudement bon ce que vous mangez. Qu’est-ce que c’est ?
Des maquereaux en escabèche. Faits maison. Rien à voir avec vos snacks sous plastique, vos pizzas industrielles.

La sonnerie du micro-onde retentit toutes les deux minutes.

Quand je vous vois chaque midi agglutinés comme un banc de sardines devant mon four – parce que c’est le mien, sachez-le, je l’ai acheté avec mes deniers personnels –, je me dis parfois que je devrais vous imposer un péage. Ça me permettrait d’arrondir mes fins de mois.
Allez, M. Pipéri, vous êtes trop gentil pour nous faire ce coup-là.
Mouais… Ne vous avisez pas d’en abuser, bande de requins.

Survient un nouvel étudiant qui n’est manifestement pas venu pour se restaurer. Il se penche vers le concierge et lui adresse la parole à mi-voix.
M. Pipéri, je peux vous dire un mot ?
C’est à quel sujet ?, lui répond M. Pipéri, volontairement très fort.
Le zodiaque. Mais je préférerais ne pas en parler devant tout le monde.
Désolé mon vieux, mais vois-tu ma loge ne comprend pas de confessionnal.
Je repasserai plus tard alors.
Viens au milieu de l’après-midi, en général c’est plus calme. 
A l’heure de la sieste !, s’exclame, goguenard, un garçon qui attend son tour devant le micro-onde.
Alors à tout à l’heure, M. Pipéri.
C’est ça, à tout à l’heure.

Il se replonge dans son assiette et marmonne, vexé : Comme si je faisais la sieste… Les étudiants ricanent.
Au creux de l’après-midi, un grand silence s’est installé dans la loge. M. Pipéri somnole devant son ordinateur, qui affiche un va-et-vient silencieux de poissons multicolores. Une étudiante apparaît devant lui qu’il n’a pas entendu arriver. Elle se racle la gorge pour signaler sa présence.

Je ne vous dérange pas ?

Il s’ébroue péniblement.

Non, non pas du tout. C’est pour quoi ?
Le zodiaque.
Le zodiaque ? Ah oui, le zodiaque qu’on a trouvé dehors. Mais attends, ce n’est pas toi qui es venue m’en parler ce matin.
Non, mais mon copain a cours finalement cet après-midi. Je viens à sa place. On est un petit groupe. 
Un petit groupe de quoi ?
Peu importe, ce n’est pas le sujet.
Oh pardon, je ne voulais pas être indiscret. Bon, et alors, ce zodiaque ?
Je préférerais aller en parler dehors.
Dehors ? Pourquoi tant de mystères ?
Je n’ai pas envie que des oreilles indiscrètes écoutent notre conversation.
Quelles oreilles ? Nous sommes seuls dans ma loge.
Pour l’instant oui, mais n’importe qui peut survenir à tout moment…

Justement un étudiant pousse la porte en coup de vent :

M. Pipéri, notre cours de Phylogénie des grands fonds a été déplacé ? Je ne trouve pas la salle.
Au large, tu ne vois pas que je suis occupé.
Qu’est-ce que je vous disais ? Et puis comment être sûrs que… ?
Être sûrs que quoi ? Qu’il n’y a pas des micros dissimulés dans le faux plafond ? Tu ne serais pas un peu parano ? Un peu beaucoup même.
Prudente, simplement prudente. Allons plutôt dehors.
Bon, si tu y tiens. D’ailleurs, un peu d’air frais me fera du bien. Mais rapidement, je ne suis pas censé m’absenter de la loge.

Ils sortent du bâtiment. Malgré la force de conviction qui se dégage des grands gestes que fait l’étudiante en parlant, on n’entend que des bribes de leur conversation, couvertes par le vent et le bruit de la mer.

Non, encore ! C’était donc ça le zodiaque ?

Ils sont combien, cette fois ?

Non, je ne peux pas.
M. Pipéri, je vous en prie.

Peut-être, mais… Non, et puis, pourquoi moi ?

C’est de la folie.

Alors, vous êtes d’accord ?

M. Pipéri regagne sa loge sans qu’on ait entendu sa réponse.

La journée touche à sa fin. Les derniers étudiants et enseignants quittent le bâtiment en saluant le concierge, qui houspille les retardataires.

Pressons, pressons. Il est 19 h 55, je ferme. Je vais encore finir en retard.

L’étudiant du matin revient.

Ça y est, ils sont tous partis ?
Oui. J’ai vérifié.
Vous en êtes sûr ?
Si je te le dis, c’est que c’est vrai. Vous êtes des méfiants professionnels, vous autres.
Bon d’accord.

L’étudiant se tourne vers la porte de la loge :

Allez viens.

Un jeune Noir entre. T-shirt fripé, tongs, l’air pas rassuré.

C’est donc lui. Qu’est-ce qu’il a l’air jeune !
On a réussi à caser les autres naufragés de ce matin à droite, à gauche, mais pas lui.
Quelle idée aussi de vouloir accoster par ici. C’est hérissé de rochers.
Ce ne sont pas des navigateurs, juste des migrants. Et puis, le zodiaque était déjà en piteux état. C’est même extraordinaire qu’il n’ait pas sombré avant.
Tu t’en portes garant ? Imagine qu’il lui prenne l’idée à ton merluchon de sortir de la loge et de se balader à l’intérieur du bâtiment. C’est curieux à cet âge-là. Il déclencherait l’alarme.
Il le sait. C’est la condition. Passer la nuit dans votre loge sans en sortir, sans faire de bruit, sans allumer la lumière.
Tout de même, je ne suis pas tranquille.
Lui non plus, croyez-le bien. Après la traversée qu’il vient d’endurer… L’avantage, c’est que les autorités n’ont pas encore repéré leur arrivée et que personne ne viendra chercher celui-là ici en pleine nuit dans un bâtiment public fermé à double tour.
Ça reste à prouver. Mais nous sommes bien d’accord : il repart dès mon retour, demain matin. Je ne pourrai pas le garder plus longtemps. Dans la journée, c’est hors de question.
On est d’accord, rassurez-vous. Quelqu’un viendra le récupérer à 7 h.
Disons plutôt 7 h moins 10. Je ne veux pas que la femme de ménage le voie.
Va pour  7 h moins 10.

L’étudiant parle à voix basse avec le migrant, probablement en anglais. Il lui laisse un sachet en plastique d’où sort une bouteille d’eau. M. Pipéri éteint la lumière, referme la porte de la loge sur le gamin qui se laisse tomber sur une chaise, puis celle du bâtiment.

Bonne soirée, M. Pipéri, et merci encore.
Bonne soirée.

M. Pipéri s’éloigne, suivi à travers la fenêtre par deux yeux qui percent la nuit. Il contemple un instant les flots noirs qui grondent en contrebas.

Il est peut-être temps pour moi de reprendre la mer, se dit-il, mais cette fois pour un tout autre style de pêche.

 

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Photos : Sylvain Maresca

 

Une réflexion sur “L’aquarium

  1. C’est formidable !
    J’espère que ce super texte sera bientôt lu et animé par tes étudiants…
    Attendons patiemment que tout rentre dans l’ordre
    A bientôt

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