
Dans le bus, ses distances et sa promiscuité, deux jeunes sont adossés aux vitres, leur téléphone portable à la main. Ils se parlent de temps en temps, se montrent ce qu’ils regardent, ou pas. L’un est nettement plus âgé que l’autre, aussi brun et mat de peau que l’autre est blond et laiteux. Pour autant que leur masque permet d’en juger.
Je sais où ils vont parce que le plus jeune en parle : « Y’aura Max quand on arrivera. C’est lui, ce soir. Max, c’est mon éduc préféré. Y’a pas mieux comme éduc. C’est le meilleur éduc du monde. »
L’autre approuve sans en rajouter. En règle générale, il écoute son copain, acquiesce, ne renchérit guère, se tait le plus souvent.
Je sais donc à présent qu’ils regagnent le foyer où ils sont hébergés.
Silence.
Dans le bus, le silence est la norme. Ceux qui se parlent tiennent compte de la présence des inconnus qui les entourent. Encore que certains jeunes, par insouciance ou provocation, sans parler des ivrognes, s’emploient à se faire entendre de tous. Plus c’est cru et sonore, mieux c’est.
Pour ma part, je tiens la barre à trente centimètres des deux garçons. Leur regard doit buter par moment sur mon profil, à moins qu’ils ne soient parvenus à insérer entre eux et moi un écran d’invisibilité qui efface leur environnement immédiat. Quant à moi, je regarde vers l’avant du bus, donnant à tort l’impression que je m’attarde sur les passagers debout devant moi alors que j’écoute les deux qui ne se trouvent pas dans mon champ de vision. Les transports en commun nous offrent des opportunités sans cesse renouvelées de nous livrer à de telles contorsions relationnelles.
« J’ai reçu une nouvelle qui m’a choqué. » C’est le plus jeune qui parle. « Qui m’a ému aussi. Enfin, choqué et ému. »
Son comparse ne réagit pas. Il doit être sûr toutefois qu’il l’écoute puisqu’il continue :
« Ouais, ça m’a vraiment choqué. Je viens d’apprendre que ma mère a un cancer. »
L’autre a-t-il esquissé un geste, une mimique de surprise ? Il n’a rien dit en tout cas. Son copain reprend :
« Elle a le cancer. Le médecin dit qu’elle en a pour trois ans. Trois ans, tu te rends compte ? Ça m’a choqué. »
Retour sur la situation : nous sommes dans le bus, mêlés les uns aux autres de la manière la plus impersonnelle qui soit et voilà que ce gamin libère son cœur sans détour. Ni le masque qui couvre sa bouche, ni l’anonymat qu’il a endossé en montant dans le bus, ni le bruit de fond du véhicule qui circule dans la ville n’émoussent en quoi que ce soit la force déchirante de sa confidence.
« J’en ai encore pour deux ans au foyer. » J’en déduis qu’il a 16 ans et qu’il y a été placé jusqu’à sa majorité.
« Du coup, il me restera juste un an avec ma mère. Un an, ça vaut pas le coup. Putain, un an ! »
L’autre reste muet.
Il ne dira rien de plus. Ses mots sont tombés dans un silence insondable. Tout le monde les a entendus ou bien personne.
Quelques minutes plus tard, les deux compères commentent un site internet qu’ils se montrent sur leur téléphone. Ils en rigolent. Peu après, ils descendent du bus et s’en vont leur chemin.
En les regardant s’éloigner, j’ai l’impression de m’être chargé de son fardeau, mais c’est bien sûr impossible. Ce serait trop beau. Il fallait juste qu’il en parle, même si c’était à personne. Ou peut-être est-ce justement parce qu’il s’est senti entouré de vide qu’il a pu épancher son cœur comme on jette un caillou dans un puits. Il est parti sans même l’avoir écouté percuter l’eau tout au fond.
De toute façon, attendre une minute ou un an, ça vaut pas le coup.
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Sur le thème déjà de l’inconfort relationnel dans le bus : La barrière des autres, avec une autre image d’Eric Alcyon extraite de sa série Indifférence publique.
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ça me rappelle un peu des profils de personnes que j’accompagne… : « l’accompagnement », voilà un beau sujet de réflexion, et un beau sujet narratif.
Laurent
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Attendre une minute ou un an, ça vaut pas le coup… d’attendre, oui. Par contre, vivre une minute, ou vivre un an, il se pourrait que cela change tout. Sans même parler de temps… Mais le sait-on à 16 ans ?
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