Encore un livre impressionnant de densité et d’épaisseur. Bien que l’essentiel de l’histoire se déroule à la fin de la guerre dans l’extrême Nord de l’Allemagne, aux confins du Danemark, elle pèse moins lourd que les paysages mouvants de la mer du Nord, l’environnement matériel des personnages, la matière des lieux et des choses. C’est un roman ancré sur des personnages à la dérive.
Un jeune homme interné dans une maison de correction se remémore et écrit ce qu’il a vécu dix ans plus tôt, entre l’été 1944 et la capitulation allemande, dans la maison de ses parents, située à l’abri de la digue qui se dresse face à la mer. Le nœud de l’histoire est le conflit qui opposa son père, brigadier de police servile, à un peintre que le régime nazi avait déclaré indésirable. Deux amis d’enfance. Tout au devoir de sa charge, le policier signifia à l’artiste son interdiction de peindre et veilla personnellement à la faire respecter, allant jusqu’à confisquer et détruire les œuvres « invisibles » que le peintre continuait d’imaginer. Embarqué malgré lui dans leur affrontement, l’enfant prit le parti du peintre contre son père.
« À qui d’autre pouvais-je songer sinon à mon père Jens Ole Jepsen, à son uniforme, à son vélo de service, à ses jumelles, à sa pèlerine, à sa silhouette voguant sur la crête de la digue, gonflée par l’incessant vent d’ouest. (…) Nous sommes au printemps, non, en automne ou, pourquoi pas, en été, par une de ces fraîches journées de vent ; il descend, comme toujours, par l’étroit chemin pavé de briques en poussant son vélo à côté de lui, s’arrête sous l’écriteau ‘Poste de police de Rugbüll’, amène la pédale dans la position propice au départ en soulevant l’arrière du vélo, prend comme toujours son élan en deux poussées du pied, enfourche sa machine et, debout contre le vent d’ouest, navigue d’une course d’abord sinueuse, saccadée, vers la route qui mène à Husum, puis à Heide et à Hambourg ; parvenu à la tourbière, il oblique et prend la direction de la digue en longeant, sous le vent cette fois, le fossé qui fourmille de mulots gris ; comme toujours, il passe devant le moulin sans ailes et met pied à terre après le pont de bois ; le vélo à la main, il gravit la digue ventrue et l’espace environnant confère une signification inattendue à sa silhouette se découpant sur le vide de l’horizon. Le voilà maintenant qui remonte en selle ; tjalk solitaire, il vogue dans sa pèlerine bouffante, tendue à craquer, sur la crête de la digue, vers Bleekenwarf, comme toujours vers Bleekenwarf [où habite le peintre]. Jamais il n’oubliait sa mission. Et même quand le vent d’automne poussait des corvettes dans le ciel du Schleswig-Holstein, mon père était en route. Dans le printemps bigarré, sous la pluie, par de maussades dimanches, le matin et le soir, en temps de guerre comme en temps de paix, il remplissait sa mission, il pédalait sur cette voie sans issue qui ne le menait jamais qu’à Bleekenwarf, d’éternité en éternité, amen. » (p. 13-14)
Les personnages du roman sont inséparables du décor dans lequel ils évoluent, depuis ses aspects les plus domestiques – la cuvette de la cuisine dans laquelle la mère se lave les cheveux tout en intimant une interdiction à son fils, le riz à la compote qui attend sur le poêle le retour du père, le billot sur lequel celui-ci coupe obstinément du bois sans la moindre réaction aux reproches du peintre, etc. – jusqu’à l’immensité du paysage, insaisissable, sans cesse changeante et propice aux chimères – ce paysage que le peintre sonde inlassablement au moyen de sa palette bigarrée. Chaque scène gagne une épaisseur concrète, une matérialité qui redouble (ou explique ?) la mentalité mutique de la plupart des acteurs de ce drame. Ils se saisissent des choses avant de se saisir des mots.
Et pourtant, ils rêvent, croient aux apparences, vivent sous le joug des nuages ou des explications les plus expéditives :
« C’est là, dans le watt, dans ce désert de vase aux tons gris ou argileux sillonné de rigoles, entrecoupé de mares plates que, selon l’écrivain et érudit local Per Arne Shessel, tout aurait commencé : tout ce qui pouvait respirer, etc., avait délaissé un beau jour le fond de la mer, avait rejoint le rivage au terme d’une longue course amphibienne, s’était décrotté, avait allumé le feu et y avait fait mijoter un café. Et c’est mon grand-père, ce crabe solitaire, qui a écrit ça. » (p. 291)
L’humour est présent qui se joue de l’absurdité des situations – comment se faire la guerre entre gens du même cru ? Et puis, le récit est déroulé par un gamin de onze ans qui se fourre en permanence dans les pattes des adultes, témoin insignifiant qu’ils ignorent alors qu’il les observe, les juge et les gruge. Lorsqu’il raconte cette histoire dix ans plus tard, le narrateur intervient en permanence dans le déroulement des scènes, comme un monteur de film qui peut décider d’accélérer ou de ralentir, d’entrecouper ou de prendre le temps. Il mêle de surcroît son présent et son passé, au point que lorsque quelqu’un frappe à la porte de sa chambre où ne sait jamais si c’est son père qui vient le rappeler à l’ordre ou le gardien du pavillon disciplinaire dans lequel il écrit ses souvenirs.
La guerre et ses désastres traversent le cadre comme une longue perturbation météorologique, bousculant un quotidien qui s’acharne à jouer la continuité. La guerre finie, chacun reprend son poste, son rôle, sa vie. Entre-temps, la tragédie a frappé, des rancœurs se sont incrustées, quelques destructions ont altéré définitivement le paysage, mais l’ordre est revenu face à l’inlassable indifférence de la mer. La digue a tenu.
« La femme se mit à tirer la voiture avec une vigueur inattendue sur le chemin brun comme la tourbe, vers les peupliers ponctués d’étourneaux noirs. À ce moment-là, nous nous arrêtâmes. Il valait la peine – il vaut toujours la peine chez nous – de suivre des yeux quelqu’un qui s’éloigne et dont la silhouette se découpe sur le ciel. C’est tout naturellement qu’on fait halte dans ces cas-là pour concentrer son attention sur les rapports de l’espace et du mouvement. Et chaque fois, on peut se convaincre de la supériorité écrasante de l’horizon. »
Siegfried Lenz, La leçon d’allemand, parue en 1968, Paris, Robert Laffont, Pavillons Poche, 2009, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss.
Whaou quel souffle !
Lumière parmi la noirceur
J’ai hâte de le lire
Merci
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