
J’avais laissé Sébastien – Sébastien Mërcy qui s’écrit avec un e, mais se prononce Marsi -, je l’avais laissé dans une étrange procédure de recrutement dont ni lui ni personne ne comprenait la logique. Il avait fini par jeter l’éponge pour aller déguster un bœuf miroton avec sa logeuse. J’ai voulu savoir ce qu’il devenait, Sébastien.
« Nickel ! Je câline la vie, et elle me le rend bien. Enfin, ça reste modeste, je ne mène pas la vie de château. J’ai davantage de visées sur les nuages que sur mon compte en banque. Faudrait déjà que j’en aie un. Mais ça le fait. Il y a des jours de pluie forcément, et même des orages, des trombes qui s’abattent, des torrents dans les rues, mais après il fait beau. Le retour du soleil, c’est l’essentiel.
Moi, sans le soleil, je meurs. Je vous rappelle quand même que ma famille vient des plaines poussiéreuses d’Anatolie. Ça te marque pour la vie. Je me passe volontiers de la poussière, du vent qui turbine les arbres comme s’il voulait en faire des fusées, mais je garde le soleil. Ah un peu de chaleur ! Ça manque par ici. Il paraît que la planète se réchauffe, mais moi je dis : il y a de la marge. On voit que vous ne savez pas ce que c’est que de rôtir sous la tôle d’un toit tordu par la chaleur. Vous ne pouvez même pas vous en approcher tellement il est brûlant. On dirait un fer à repasser mis à fond et c’est vous qu’il repasse. Il y a de quoi mourir sans le moindre faux pli.
Ici, le soleil n’est qu’une douce caresse, l’amorce d’une aventure qui s’arrête en chemin, un murmure, presque rien. La lumière est là, mais pas le reste. Elle n’échauffe pas les sangs, se contente de colorer la peau. On se croirait dans une cabine d’UV. Couleur garantie, prix compétitif. D’ailleurs, les gens ici se méfient du soleil, ils redoutent le cancer. Ils tomberaient malades de toute manière, tellement ils ont peur de tout. De la poussière, des fleurs, des champignons, et maintenant du soleil. Ils sont faits pour végéter à l’abri de boîtes lyophilisées. Sortir au grand air, c’est la mort assurée.
Tenez, Mamie Jeannine, eh bien elle ne met plus le nez dehors. Ça fait deux ans. Depuis le Covid en fait. Ça a été le coup de grâce. Faut dire qu’il y avait de quoi avoir peur de tout, de tout le monde. La télé lui déversait les angoisses du monde à jet continu, elle regardait ça comme on voit les flammes se rapprocher, scotchée, saisie, pétrifiée – j’aime bien ce mot : changée en pierre, comme une statue, comme la tombe dans laquelle elle est entrée à partir de ce moment-là sans s’en rendre compte.
Sauf que je continue à faire des allers et retours entre son caveau et l’extérieur. Je suis son va-tout, celui qui la maintient en vie. C’est mon rôle et j’y tiens. Une sorte de cordon ombilical pour le grand âge, de perfusion sans l’hôpital, de goutte à goutte sans fuite d’eau sous l’évier. Du sur mesure, jour après jour.
J’ai pris mes habitudes. C’est moi qui tiens la maison en fait. Elle tempête encore, s’énerve contre les changements que j’opère dans le rangement des casseroles. Tenez, par exemple, elle déteste les assiettes à fleurs que j’ai descendues du grenier pour remplacer son vieux service ébréché, ça lui rappelle trop son mari, mais que peut-elle faire ? Je suis pour elle comme un lierre envahissant, la seule forme de végétation qui pousse encore chez elle, et c’est mieux que rien.
Quant à moi, sa maison, c’est devenue ma tanière, ma base arrière. Oh, ça ne veut pas dire que je me lance dans de grandes expéditions dont je reviens rincé, balafré, le coffre plein de trésors. Je n’ai rien du corsaire ni de l’aventurier. Mais quand je vagabonde, je sais que je ne peux pas me perdre. Je sais où j’habite. Et ça, c’est l’essentiel.
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