Je viens de voir à la télévision un enregistrement de la pièce de Simon Abkarian Electre des bas-fonds, qui raconte une nouvelle fois le drame des Atrides, cette famille royale grecque à l’origine de la guerre de Troie, que la victoire n’a pas sauvée des haines internes et des meurtres.
A son retour de Troie, Agamemnon, le chef de l’expédition grecque, est assassiné par son épouse Clytemnestre pour le punir d’avoir sacrifié leur fille Iphigénie en vue de se concilier l’appui des Dieux à seule fin de gonfler les voiles de ses navires ; Electre, autre fille du roi défunt, rumine inlassablement sa haine et son désir de vengeance contre sa mère et son beau-père, Eghiste ; vingt ans plus tard, Oreste, son jeune frère, qui, enfant, a été mis à l’abri loin de ce nid de vipères, revient et tue Eghiste, puis sa mère.
Histoire horrible, dans laquelle les conflits ne se résolvent que dans le sang. D’ailleurs, ils ne se résolvent pas, ils purulent, ils enflent et finissent par provoquer de nouveaux meurtres, de nouvelles trahisons, d’inconsolables malheurs, d’inextinguibles rancunes.
Ce qui m’a frappé avec Electre des bas-fonds, au-delà du propos ouvertement féministe – le drame des Atrides y est vécu du point de vue des femmes -, c’est de constater avec quelle évidence, quelle facilité même, Simon Abkarian ranime le verbe des tragédies grecques. Il n’est pas indifférent de rappeler qu’il a fait partie de la troupe du Théâtre du Soleil et qu’il a joué dans le cycle des Atrides mis en scène par Ariane Mnouchkine. C’est un univers qu’il connaît bien. Si bien qu’il en renouvèle le texte, certes avec ses propres mots, mais dans une continuité saisissante avec les vers d’Euripide. En écoutant sa langue, profuse, haletante, imagée, saturée d’affects sans retenue, cet enchaînement pendant trois heures d’émotions portées au paroxysme, cette parole insatiable qui assomme le spectateur sous une tension implacable, on a l’impression que l’auteur d’aujourd’hui est l’héritier direct des dramaturges de la Grèce antique, qu’entre eux s’est transmise une même vision du monde et une même façon d’en parler, tragique et enflammée.
Hasard du calendrier, Simon Abkarian vient de publier dans la presse une lettre ouverte pour s’insurger contre le peu de soutien international accordé aux Arméniens face aux attaques de l’Azerbaïdjan. Revoilà l’Arménie en proie aux périls, à l’heure où la Russie, occupée sur d’autres fronts, fait défaut à Erevan. Remontent alors le spectre du génocide, le souvenir des guerres et des défaites passées, certaines très récentes, les blessures, les morts, les lamentations. Electre des bas fonds parle aussi de cela, de cette géopolitique moyen-orientale scandée depuis des siècles par les agressions, les guerres, les vengeances et les anathèmes. La continuité avec la langue d’Euripide puise peut-être là sa vigueur et son naturel : dans ce rapport violent à l’Autre, dans la certitude que tout affront mérite la mort, que la vengeance est un devoir sacré, dans la sublimation du sacrifice, dans le risque permanent, par moments seulement assoupi, de se voir massacré, décimé, dans la conviction que la paix, ou ce qui en tient lieu, n’est qu’une accalmie de la guerre, et qu’il n’y a pas de salut en dehors des armes.
Parce qu’il est Arménien, Simon Abkarian est probablement plus antiquement grec que les Grecs d’aujourd’hui. Il ranime leur imaginaire millénaire avec la douloureuse conscience du péril permanent de la vie.