Les attentats du 13 novembre ont porté l’attention « du monde entier », pour reprendre la vulgate des médias, sur les abords du canal Saint-Martin. J’ai découvert ainsi que ce quartier devenu à la mode était fréquenté par toute une jeunesse parisienne avide de trouver un contenu culturel et des échanges humains dans une ambiance de « village », à la fois sophistiquée et populaire. Passé le premier étonnement, je me suis demandé comment on en était arrivé là, avec même, je le concède, une pointe d’indignation, celle d’un ancien habitant qui s’offusquerait : « Qu’ont-ils fait de mon quartier ? »
J’ai passé en effet mon enfance à proximité du canal, rue du faubourg Saint-Martin, un peu au-dessus de la Gare de l’Est. C’était alors un quartier populaire, au vrai sens du terme, comme il en existait beaucoup, particulièrement dans le Nord et l’Est de Paris. Les cours des immeubles abritaient des ateliers d’artisans, plusieurs usines jouxtaient les quais du canal où des péniches venaient accoster pour charger et décharger des produits, des matières premières. Juste avant le métro Jaurès, le quai entier servait de dépôt de sable, gravier, cailloutis. Nous allions y jouer, en dépit de l’interdiction, et à l’occasion, nous dénichions parmi les silex des fossiles d’oursins que mon frère commençait à collectionner. Grâce à certains de nos copains, nous pouvions pénétrer également dans un garage ou même dans les abattoirs de la Villette, encore en activité. Certaines rues, comme l’avenue de Verdun qui débouche sur la gare de l’Est ou encore les abords de Stalingrad, servaient de repères à des bandes qu’il valait mieux ne pas approcher. Nous passions également des heures sous le métro aérien. Enfin, notre faubourg regorgeait de petits commerces, principalement d’alimentation, où nous étions connus à force d’y aller faire les courses tous les jours.
J’ai quitté ce quartier il y a quarante ans, sans trop savoir si j’en emportais la nostalgie. Il demeure attaché dans mes souvenirs à une enfance qui ne fut pas très heureuse et à seulement quelques espaces de liberté accessibles dans le secret. Mes études m’ont éloigné sans retour de mes copains d’école qui, pour la plupart, s’orientaient dès que possible vers des apprentissages. Ils vivaient, comme nous, dans des arrière-cours sombres, « où l’aube n’a jamais sa chance » comme le chantait Barbara, harcelées par les pigeons, dans des appartements exigus qui sentaient la lessive et le ragoût. On ne s’invitait pas souvent, préférant nettement vadrouiller dehors sur les bords du canal ou monter jusqu’à la place du Colonel Fabien où trônait le bâtiment pharaonique du Parti communiste. A Louis Blanc, près de chez moi, se trouvait le siège de la CGT – elle est partie depuis s’installer à Montreuil – que jouxtait un cinéma où j’ai vu Le dernier des Mohicans dans une adaptation d’avant-guerre.
Que ce monde, qui n’était pas pauvre, plutôt industrieux et modeste, soit devenu un horizon de loisirs, de sorties pour le week-end, un lieu de dépaysement où s’enivrer du Paris « populaire », pourtant depuis longtemps disparu, à l’image de la façade de l’« authentique » Hôtel du Nord qui cultive, comme une attraction, le souvenir d’un film mythique que probablement plus personne ne regarde aujourd’hui ; que « mon » canal passe ainsi pour un lieu de débauche et de futilité aux yeux de fous endoctrinés au point de les conduire à y perpétrer des massacres, tout cela me sidère tellement que j’ai décidé d’y retourner afin de me rendre compte par moi-même de ce qu’était devenu ce quartier.
La station Jaurès du métro aérien était la porte d’entrée nord du monde de mon enfance. Au-delà s’ouvraient vers la Villette des espaces que je n’arpentais pas au quotidien, même si je m’y aventurais quelquefois lorsque j’y étais accompagné et introduit car il était évident que je traversais une frontière en quittant « mon » canal pour aller voir ce qu’il devenait vers le canal de l’Ourcq. Aujourd’hui, le bassin de la Villette est aménagé en promenade pour conduire piétons et cyclistes jusqu’au grand espace paysagé et culturel qui a remplacé les abattoirs. Ici, le canal est devenu un paysage que l’on parcourt sous un beau soleil, sans se risquer cependant dans les rues adjacentes où l’envers du décor n’est pas toujours aussi reluisant.
Lorsque le bus 26 s’immobilise au feu rouge sous les voies du métro aérien, j’aperçois par la vitre deux miséreux installés sur une grille d’aération au milieu de leurs sacs et vêtements épars. La femme a les jambes nues. Elle rajuste autour de sa taille un vague tissu qui ne parvient pas à la protéger du froid. Ils se parlent, lui assis, elle debout, agitée. Ils semblent tellement loin de nous, dans un monde où la misère deviendrait hallucinatoire. Ils sont pourtant sous nos yeux, échoués à deux pas du bassin aménagé pour les joggers du matin. Ce contraste violent augure mal de mon retour au quartier de mon enfance : les gens y vivaient modestement, certains étaient pauvres, mais pas au point de se retrouver à la rue. Que sont-ils devenus aujourd’hui ?
Avant que le bus ne s’engage dans la rue Lafayette, j’ai le temps de jeter un œil aux quais du canal. Celui où nous allions jouer enfants est vide de toute activité ; il sert à présent de parking pour les voitures. En face, je devine que les anciens bâtiments industriels sont occupés ou squattés par des artistes ; il s’agit en fait du Point éphémère, un « centre de dynamiques artistiques », qui jouxte une Maison des associations, installée par la Ville de Paris. Premier aperçu du réinvestissement des friches du canal par des activités culturelles qui le bordent comme autant de relais pour la promenade : on peut y prendre un verre, y déjeuner, tout en consommant de l’art hors des structures consacrées. A Jaurès, on reprend le métro pour rentrer chez soi.
Je descends du bus à l’arrêt Louis Blanc qui, avec la station Château Landon, délimite la portion du faubourg Saint-Martin dans laquelle se déroulait le plus clair de ma vie d’enfant. Aller acheter quotidiennement une baguette, « bien cuite et non moulée, s’il vous plaît », presque aussi souvent des biftecks chez le boucher – car il fallait assurer aux enfants une alimentation fortifiante –, parfois de la cervelle chez le tripier – autre injonction médicale, que je goûtais moins –, des légumes chez les parents de ma copine de classe qui me gardaient les fibres des cagettes de fruits pour mon cochon d’Inde – je collectionnais également les papiers décorés qui emballaient les mandarines –, des serpillières ou de la peinture chez le marchand de couleurs, ce va-et-vient utilitaire se déroulait sur une distance de deux cents mètres tout au plus que je connaissais par cœur. C’était un petit monde, une sorte d’enclos délimité par un tracé imaginaire au sein du corps de la ville immense. Il suffisait de traverser une rue pour avoir la sensation très nette de changer d’univers. On aurait été cependant bien en peine d’expliquer pourquoi. L’école primaire était à cent mètres ; j’y allais sans changer de trottoir. Tandis que le lycée se situait plus loin. Même si je m’y rendais également à pied, ce signe ne trompait pas : l’entrée au lycée amorçait la sortie de cet étroit voisinage, elle a d’ailleurs élargi l’ampleur de mes déambulations qui, rapidement, débordèrent de loin ce que mes parents s’imaginaient.
En face du métro Louis Blanc, j’aperçois une boutique qui semble n’avoir pas bougé depuis mon enfance : « Claverie, orthopédie, corsets ». Devanture d’un gris sale, ornée de moulures à l’ancienne, hautes vitrines en partie obstruées par des stores, laissant voir tout de même quelques modèles de robes dont on se demande depuis combien d’années elles s’affadissent ainsi sans un regard des passants. Je n’imagine même pas qu’on puisse entrer dans un tel magasin, je n’y ai jamais mis les pieds, c’est certain. Mais il représente bien un type de commerce installé dans la durée du siècle, à l’opposé des enseignes qui se succèdent aujourd’hui d’une année sur l’autre, voire moins. Je me rappelle, dans le même registre, un vieux magasin de ficelles et cordages, rue Lafayette, dont j’ai toujours vu les immenses vitrines vides de toute animation, au point que j’avais l’impression d’un temps arrêté, déposé comme la poussière sur ces rouleaux de câbles indestructibles. Il y avait le faubourg vivant et ce faubourg mort, figé du moins, celui des négoces spécialisés, destinés à une clientèle furtive d’habitués, fonctionnant ou vivotant sans publicité dans la pénombre des blouses grises et des hauts rayonnages en bois de chêne. Aujourd’hui, on y vend du mobilier et des fournitures de bureau.
Une des vitrines de Claverie est éventrée et simplement bâchée par du plastique transparent. Le raccourci est saisissant entre l’ancienneté immuable de l’enseigne et la destruction d’une partie de son immense local : l’histoire locale s’écroule par pans entiers après avoir résisté Dieu sait comment. Le reste du faubourg présente l’aspect édenté d’un paysage commercial qui n’a conservé que quelques rares boutiques d’origine, engluées dans une juxtaposition hétéroclite d’échoppes au passé récent et au devenir incertain.
Dans ce contexte anarchique, d’où toute unité semble avoir disparu, les emplacements stratégiques, comme le carrefour avec la rue Louis Blanc, sont accaparés par des banques et un hôtel moderne, qui bénéficie probablement de l’implantation, à quelques numéros de là, du Conseil des Prudhommes de Paris. La CGT est partie, voici les prudhommes ! Est-ce un signe de la fin des mobilisations ouvrières au profit de la dispute juridique ? De même, de la boutique qui proposait « tout à 1 Franc », où je venais souvent farfouiller enfant, à la succursale de banque actuelle, quel saut dans l’économie financière ! Seul le marchand de fruits et légumes a conservé sa place, sinon ses gérants.
Je retrouve également avec plaisir la quincaillerie qui occupe aujourd’hui le local de notre « marchand de couleurs ». Encombrée de produits jusqu’au plafond, elle a conservé l’étroit couloir qui nous donnait l’impression un rien oppressante de pénétrer dans une antre au fond de laquelle nous accueillait la blouse grise du patron, qui nous dépannait d’une poignée de clous, d’une ampoule, ou bien nous découpait des planches sur mesure. On apprenait auprès de lui les rudiments du bricolage, cet homme savait tout faire.
C’est étonnant de constater qu’en dépit des changements incessants se conserve une certaine mémoire des lieux selon laquelle une nature de commerce se perpétue au même endroit sur des décennies, comme si la configuration des locaux, leurs caractéristiques techniques, mais aussi leur histoire et les habitudes de la clientèle les astreignaient à abriter toujours les mêmes négoces. Un petit lot d’enseignes sont encore là : la boutique Nicolas, un ou deux cafés, marchands de journaux, boulangeries, une charcuterie… Pour le reste, l’alimentation a cédé la place à des traiteurs ou gargotes diverses comme si les gens ne se faisaient plus à manger, et surtout à une kyrielle de services en tout genre. Notre immeuble était entouré par un primeur fruits et légumes et une pharmacie ; aujourd’hui, un traiteur et un laboratoire d’analyses médicales.
La porte d’entrée n’a pas changé – vitre et ferronneries –, pas plus que le couloir qui conduit aux étages côté rue. Mais je ne peux y pénétrer faute de connaître le code. Un petit mot sur une feuille de papier recommande la plus grande prudence aux occupants des lieux : « Pour des raisons de sécurité, s’assurer que la porte est bien fermée » (les derniers mots sont soulignés deux fois). Curieuse impression de se sentir étranger là où l’on a tant vécu. Mais nous étions de simples locataires. Ce n’était donc pas chez moi, l’écriteau me le rappelle sans ambages.
La façade est imposante avec sa hiérarchie sociale visible de l’extérieur : balcons aux deuxième et cinquième étages, chambres de bonnes au sixième. Encore ne voit-on pas les logements situés au fond de la cour, où vivait en particulier la bonne du médecin propriétaire de cet immeuble. Nous habitions là, au deuxième étage, la clé restait dans la serrure. D’une porte à l’autre, d’un étage à l’autre, les destins étaient bien différents. Au sixième, s’entassaient des gens qui avaient tout juste les moyens de se payer une chambre de bonne. Tout le monde se croisait pour aller aux toilettes situées sur le palier. Le chat de la concierge, énorme et presque grabataire, hantait notre escalier que la minuterie livrait cruellement au noir. Il ne devait pas avoir le droit d’arpenter l’escalier du devant, recouvert d’un tapis rouge que retenait des barreaux dorés ; les murs en étaient décorés de faux marbre qu’un jour j’ai vu repeindre par un ouvrier qui passa des heures à simuler avec son pinceau les veines capricieuses de la roche.
On rejoint le canal par la rue Eugène Varlin. Au carrefour, je découvre un panneau d’information de la mairie qui détaille un « itinéraire balade » le long du canal pour les promeneurs, les patineurs ou les cyclistes. Les dimanches et jours fériés, certaines rues sont fermées à la circulation pour leur laisser la pleine jouissance des berges. Ainsi mon quartier est-il devenu un site de promenade répertorié grâce auquel, selon le slogan officiel, « Paris respire ».
Avant d’atteindre mon école primaire, je jette un coup d’œil à gauche dans la rue Pierre Dupont où se situait l’un de nos terrains de jeu préférés : un garage dont nous dévalions les rampes en patins à roulettes avec le fils du gérant, qui était dans la même classe que moi. Ce garçon me paraissait vraiment riche parce que, à cette époque, je ne doutais pas que le garage appartînt à son père, comme toutes les voitures qui y stationnaient. Aujourd’hui, à ma grande surprise, cet établissement a cédé la place au « Campus Alternance IGS », une école supérieure privée présente également à Lyon et Toulouse. Voici comme elle se présente sur Internet : « Implanté dans le 10ème arrondissement de Paris, à deux pas des berges du canal Saint-Martin, l’environnement du campus constitue un lieu de vie agréable, idéal pour étudier et se divertir, dans un quartier où se côtoient commerçants, artistes, familles et étudiants. » La photo qui accompagne cette annonce cadre habilement pour évacuer le miteux Hôtel Pierre Dupont qui, lui n’a pas bougé depuis des décennies. Requalifié « Hôtel de France », il cache mal sa décrépitude. Le petit groupe d’étudiants qui discute et fume sur le trottoir tourne le dos à ce voisinage, mais encombre la rue avec des dizaines de scooters et motos qui signalent à la fois leur jeunesse et leur aisance économique.
Heureusement, mon école, elle, est restée la même, pierre de taille et dénomination d’un autre âge. Devant la porte en bois massif, je m’attends à voir sortir notre directeur qui me posait la main sur la tête d’un geste à la fois dominateur et protecteur. Je sens encore la chaleur de cette main qui pesait lourd sur mon crâne d’enfant.
Au coin du canal, il y a toujours une boulangerie, qui n’est plus celle que nous connaissions. De toute façon, ce n’est pas là que nous allions acheter nos bonbons à la sortie de l’école, mais dans une petite échoppe située presque en face. Roudoudous, sucettes, malabars, rouleaux de réglisse… Nous travaillions notre calcul mental pour évaluer combien nous pourrions en acheter avec les quelques centimes dont nous disposions. Retour à maison la langue rouge, bleue ou noire.
Au bord du canal nous attend le square Eugène Varlin, du même nom que mon école et la rue qui y conduit. Dans le quartier, la mémoire de ce communard côtoie, d’une rue à l’autre, celle du socialiste Louis Blanc, de Jaurès, du résistant Alexandre Parodi ou encore l’évocation de la bataille de Stalingrad. Nous avons infusé, dès l’enfance, ces références politiques, mêlées à la mémoire glorieuse des combattants de la Seconde guerre mondiale. Mon père tenait régulièrement le bureau de vote dans l’enceinte de l’école avec les communistes.
Ce square coincé entre le canal, qu’il enserre de part et d’autre, et les quais de Jemmapes et de Valmy (autres références historiques combattantes), est tel que je l’ai toujours vu. Nous nous y arrêtions à la sortie de l’école maternelle, qui avait lieu alors de l’autre côté du canal, dans des wagons de train désaffectés, faute de nouveaux locaux qui se faisaient attendre. Sur le chemin du retour à la maison, le square constituait une halte obligée pour prendre le goûter et jouer un peu. Je l’ai toujours trouvé miteux et déprimant. Il faut dire que j’avais ressenti mes premières ivresses de nature dans le jardin de ma nourrice qui, pour l’enfançon que j’étais, me paraissait immense, foisonnant et même plein de mystères sous ses ombres et ses buissons. Par comparaison, ce square sableux, poussiéreux, planté d’arbustes chétifs qui semblaient se morfondre autant de moi, ne présentait aucun intérêt. La marmaille s’y égayait comme elle pouvait parce qu’il faut bien jouer lorsqu’on est enfant.
La seule attraction inépuisable était le canal lui-même et son jeu d’écluses que l’on pouvait contempler à loisir depuis le pont ou les grilles du square. Je guettais les péniches qui descendaient ou remontaient le courant. Elles s’engageaient dans le sas entre les écluses où elles s’immobilisaient tandis que l’éclusier moulinait sec pour refermer les battants moussus et ruisselants. Il suffisait alors d’attendre pour voir l’eau monter ou descendre, c’était selon. J’avais alors tout le loisir de plonger mon regard dans l’intérieur de la cabine pour y observer ses occupants : le marinier à la barre, mais également sa femme et souvent ses enfants, leur chien ou leur chat, voire leur cage de serins. Cette maison sur l’eau me fascinait. J’enviais ses enfants qui voyageaient tout le temps et que j’imaginais dispensés d’école. Parfois, à l’arrière d’une péniche, stationnait une voiture : comment avaient-ils fait pour la conduire là ? Décidément, le monde des mariniers regorgeait d’énigmes et de rêves dont je ne me lassais pas de sonder les apparences et d’imaginer le reste.
Au moment d’entamer ma descente vers République le long du canal, j’aperçois en contrebas du pont deux policiers municipaux qui parlementent avec des sans-abri : pour les déloger ou les obliger à ranger leurs tentes à l’écart du passage ? Je n’entends pas la teneur de leur échanges, mais ceux-ci sont calmes, sans agressivité notable. Cette scène me rappelle l’épisode qui a contribué pour la première fois à braquer les projecteurs sur le canal Saint-Martin : le campement de dizaine de tentes sur les berges dans la nuit du 15 au 16 décembre 2006, à l’initiative des Enfants de Don Quichotte, pour dénoncer les conditions de vie des sans abri. C’était la première fois que je voyais associer le canal au drame de l’extrême pauvreté – symptôme glaçant de la dérive d’un quartier populaire vers ses extrêmes : d’un côté, l’implantation de résidences cossues dont les larges baies donnent sur le cours paisible de l’eau, avec leur environnement rénové (restos sympas, librairies, ateliers d’artistes, boulangeries artisanales, parcours piétonniers…), et de l’autre la misère qui déborde des arrière-fonds de cette carte postale fluviale, inscrite en bonne place dans les guides touristiques. Où sont partis les habitants des immeubles vétustes qui furent démolis pour faire place nette aux nouveaux projets immobiliers, et qui sont ces hommes et femmes qui n’ont même pas de quoi se loger dans le quartier ? L’équation urbaine se durcit sous les dehors immuables de ce décor « typiquement parisien ».
Un beau vestige du passé, pas si lointain, du temps où le canal drainait une zone industrielle m’est offert sur le quai d’en face par l’imposante bâtisse toujours en activité de l’entreprise Exacompta Clairefontaine. On fabrique encore des agendas, des cahiers de gestion ou encore des pochettes à élastiques dans ce bâtiment construit en 1895, classé monument historique. Savoir que, si près de mon école, étaient produites les fournitures dont nous avions besoin quotidiennement m’a souvent donné l’envie de m’y aventurer pour leur demander s’ils m’en donneraient gratuitement, au moins comme cadeau de rentrée. Mais je n’ai jamais osé franchir le portail.
Retour brutal au temps présent avec la découverte, juste en dessous, d’un nouveau « campus », celui de l’ISTEC, une école supérieure de commerce et de marketing dont la communication joue à fond sur le charme irrésistible du canal combiné aux ressources high-tech de la pédagogie et à l’inévitable ouverture sur l’international. Les pieds dans l’eau, la tête à Los Angeles. Si près physiquement de l’usine, si loin en réalité. Quel monde ! De nouveau, une enfilade de scooters le long du trottoir.
J’ai rejoint l’autre rive pour renouer avec des lieux que je fréquentais plus souvent enfant. En particulier l’entrée de la rue Lucien Sampaix (militant communiste fusillé par les Allemands en 1941 – encore une figure héroïque) qui me rappelle avec une grande netteté un spectacle théâtral que j’étais allé voir seul, ça m’a marqué, tiré de la série de romans policiers d’Enyd Blyton, Le Club des cinq. Le petit théâtre de patronage devait se situer dans cette rue car je ne m’explique pas autrement pourquoi je l’associe aussi spontanément à cette étape majeure de mon émancipation culturelle ! N’oublions pas de noter la présence, au carrefour, du magasin jaune pétant Antoine & Lili, marque de prêt-à-porter pour les femmes « et aussi les enfants, made with love », dont les visuels publicitaires exploitent abondamment les décors naturels du canal. A l’évidence, nous ne sommes plus à la fin des années 1960.
A droite, une large ouverture sur le jardin Villemin me surprend car je me préparais à longer là de hauts murs derrière lesquels je n’ai jamais su ce qui se passait. Avec le couvent des Récollets, tout proche, cette zone oppressait les passants par son application à leur tourner le dos pour cacher ses secrets. Je m’attendais à tout sauf à trouver ici aujourd’hui des arbres et des pelouses ouvertes sur le quai. C’est que ce jardin a été créé récemment sur l’emplacement d’un ancien hôpital militaire dont il ne reste que l’entrée monumentale et une fontaine. Le devenir-paysage du canal se confirme.
Et pourtant, après la fermeture du camp de Sangatte en 2002, quantité de réfugiés afghans clandestins ont trouvé refuge dans ce jardin, proche de la Gare du Nord par laquelle ils espéraient gagner l’Angleterre. L’artiste Sylvain Gouraud a collé leurs portraits sur les murs du quartier, en particulier sur celui du couvent des Récollets, reconverti aujourd’hui en centre d’accueil pour des chercheurs et des artistes, ainsi qu’en une maison de l’architecture. Nouvel exemple du gouffre qui s’est creusé entre le réinvestissement culturel des principaux lieux du quartier et la dérive vers l’invisibilité, la clandestinité des exilés du monde que Paris continue d’attirer. Un quartier populaire est-il condamné à s’écarteler désormais entre la lumière et l’abîme, les belles pierres restaurées et les galetas sur le pavé ?
En parlant de paysage, l’écluse du Pont de la Grange aux Belles est magnifique, sous les grands arbres qui la couvent avec une attention immuable, dressant entre la rue et l’eau un rempart ombragé, une pénombre, une fraîcheur, un jeu de reflets, des encombrements de feuilles qui, joints au spectacle apaisant de l’eau qui s’écoule, repose immédiatement le passant et le plonge dans la contemplation. La fluidité et la permanence du lieu ont quelque chose de magique, surplombées par ces passerelles métalliques qui bondissent d’une rive à l’autre. La tête dans les feuilles, on y domine ce canal ouvragé qui alterne chutes d’eau et larges bassins.
Une fois passé l’écluse, on retrouve la ville et ses insistances : des tags sur les soubassements du pont et une librairie d’art d’un rouge vif qui proclame que les nouveaux occupants sont bien installés. Ils laissent leurs traces un peu partout, graffitis, collages et, le premier aperçu ce matin-là, un immense bandeau noir « Fluctuat nec mergitur » qui proteste en silence contre les attentats.
L’avenue Richerand m’offre soudain une vue sur l’hôpital Saint-Louis auquel m’attachent les souvenirs douloureux, puis réconfortants d’une opération et d’une hospitalisation de plusieurs semaines. Je prends la photo en incluant dans le cadre ce collage réjouissant d’une femme blanche et d’un homme noir souriant sous un parapluie rose, sans réaliser que, un peu plus loin sur la droite se trouve le restaurant Le Cambodge qui appartient aux mêmes propriétaires que ceux du Petit Cambodge, mitraillé le 13 novembre par les terroristes. Je ne vois tellement pas ce quartier comme un lieu de sorties nocturnes que je ne repère pas les lieux-phares de ces derniers jours.
Impossible pourtant de les manquer lorsque je parviens à la rue du faubourg du Temple : le regard est immédiatement attiré par le parterre de fleurs qui jonche le trottoir devant le restaurant Le Carillon. Des passant s’y arrêtent, certaines voitures ralentissent. Une semaine seulement a passé depuis les attentats.
Le faubourg m’entraîne vers la place de la République, devenue une immense chapelle ardente à ciel ouvert. La statue monumentale de la République aspire à ses pieds des fleurs, des bougies, des papiers manuscrits, des photos, comme autant d’ex-voto laïques. Quelqu’un a barré d’une croix d’encre la bouche de la figure qui symbolise la Liberté. Elle nous regarde d’un air interloqué. Au dessus de sa tête, les lambeaux d’une affichette « Nous sommes Charlie ». Est-elle condamnée à servir de réceptacle pour toutes les blessures de notre pantelante démocratie ?
La foule se renouvelle constamment. On filme, on prend des photos. Des touristes étrangers ont en main le plan qui les a guidés jusqu’ici. C’est déjà devenu un lieu à visiter. En arrière-plan, mais massivement présents, plusieurs camions de télévisions étrangères campent dans l’attente d’un événement toujours possible : la venue d’un chef d’État, d’une vedette… La cérémonie médiatique n’est pas finie. Un immense Fluctuat nec mergitur barre un flanc de la place. Devant deux hommes déjeunent. La vie continue.
En réponse aux attentats du 13 novembre s’est affirmé, ces derniers jours, un militantisme de la fourchette ou de la bière en terrasse. « Non, nous ne céderons pas à la peur, nous ne changerons pas nos habitudes et, en revenant consommer dans nos restaurants et bars favoris, nous manifesterons que notre mode de vie est intangible. Nous sommes les enfants du plaisir, nous profitons de la vie car tel est notre droit naturel. » N’avons-nous rien d’autre à opposer au fanatisme ? Depuis quand boire un demi est-il devenu un acte politique ? Quel est le message de ces bulles qui crèvent à la surface, de cette mousse qui se dilue jusqu’à disparaître ? On ne peut nier l’engagement militant de certains habitués des restaurants mitraillés, comme Augustin Legrand, l’initiateur des Enfants de Don Quichotte, qui en a fait son QG lorsqu’il est à Paris. Mais pour le reste ? Je ne peux m’empêcher d’établir un lien entre mon ressentiment d’enfant du quartier devant ce que les promoteurs immobiliers, les paysagiste et les « cultureux » ont fait du canal Saint-Martin, et la cécité des clients qui fréquentent Le Petit Cambodge ou Le Carillon pour suivre les injonctions de la mode sans forcément réaliser ce que leurs incursions dans ce quartier génère, ou du moins entretient, comme écrémage social, rejet vers la périphérie, exclusion. On ne saurait accepter la conclusion qu’en tire le terrorisme, mais comment ne pas voir qu’il prolifère sur le terreau de ces inégalités criantes, assumées au nom du culte des loisirs, du « bien vivre » parisien, qui fait tant rêver les étrangers ?
Alors de grâce, levez les yeux de l’effervescence enivrante de votre bière ou du fumet délicieux de votre menu exotique, dépassez l’écran trompeur du canal, de ses berges placides, de ses terrasses animées, pour entrevoir la dérive urbaine des continents, ces failles invisibles qui séparent, éloignent, rejettent au lieu de réunir. Nous contribuons tous à cette distribution inégale des plaisirs qui comble certains au détriment des autres. Une bière suffit.
Puisse-t-elle au moins nous redonner le courage d’agir, ensemble.
Photographies : Sylvain Maresca