Un cadeau de Noël m’a permis de découvrir un auteur brésilien actuel, Daniel Galera, à travers son dernier roman, La barbe ensanglantée, édité par Gallimard (traduit du portugais par Maryvonne Lapouge-Pettorelli).
L’auteur y adopte deux parti-pris surprenants qui impriment à son récit une marque forte.
Le premier est de laisser son personnage principal anonyme. Tous les autres sont désignés par un nom ou un surnom. Lui seul n’en a pas. L’auteur en parle de bout en bout comme « il » dans cette histoire racontée à la troisième personne. Quelle signification peut-on donner à cet anonymat qui dérobe le héros du roman au besoin d’identification du lecteur ou qui, au contraire, permet à chacun de s’identifier à lui, sans l’obstacle du nom ? De fait, le texte revêt une dimension clinique, assez froide, même s’il relate des actions, des événements à forte charge émotionnelle. Mais le personnage principal semble demeurer hors de l’histoire. C’est d’ailleurs son dilemme de bout en bout.
« Ce qui m’intéressait, c’était de d’explorer comment une vie prosaïque et anonyme peut devenir un mythe ou une légende au sein d’une petite communauté. »
(interview au Jornal do Commercio, 14 janvier 2013 – je traduis)
L’autre originalité romanesque est de doter le héros d’un handicap neurologique qui l’empêche de reconnaître les visages, y compris ceux des personnes dont il est le plus proche (la « prosopagnosie », en langage savant). Pour cet anonyme, le monde qui l’entoure est donc peuplé d’anonymes qu’il ne parvient à identifier qu’en mémorisant d’autres traits personnels comme une couleur de cheveux, un parfum, une manière de parler, certains vêtements, le lieu où il les rencontre, etc.
« Il ouvre la porte vitrée et il se dit un court instant que la fille aux cheveux crépus ramenés sur le haut du crâne qui, assise devant le petit bureau, regarde l’ordinateur et porte à sa bouche un gobelet de maté interrompu en cours de route est Dalia. Elle est en train, la tête légèrement penchée en avant et les yeux plissés, de lire quelque chose attentivement. Mais elle ne peut pas être Dalia, car elle est noire. » (p. 286)
Il s’ensuit que, pour restituer l’expérience quotidienne de son personnage dépourvu de toute mémoire des visages, Daniel Galera décrit à longueur de pages les lieux, les objets et les personnes qu’il rencontre, avec qui il interagit. Les 504 pages du roman sont truffées de descriptions dont la fonction n’est pas illustrative ; elles fonctionnent comme le vecteur permettant d’accéder au vécu du personnage. Nombre de passages, d’épisodes offrent des diversions par rapport à la trame principale du récit en plongeant le lecteur dans des moments de vie pas toujours liés les uns aux autres, comme il en survient dans le quotidien d’un personnage passablement désoeuvré comme celui-ci.
Le texte revêt une dimension très concrète, foisonnante de détails.
« Le monde n’est fait ni de langage, ni d’idées, mais de choses. »
(interview à Livre Opiniào, 31 juillet 2015 – je traduis).
A cet égard, ce roman fonctionne en parallèle comme le journal d’un long séjour dans une petite ville balnéaire du sud du Brésil, Garopaba, qui existe réellement et où l’auteur s’est installé durant un an et demi pour préparer son livre. A une époque où la description a vu son importance nettement réduite dans la littérature contemporaine, cette option romanesque est à souligner pour sa radicalité et son efficacité narrative.