Les oignons

Dès que j’entreprends de couper des oignons, je pense à l’un de mes collègues avec qui pourtant je n’ai jamais fait la cuisine. Pourquoi lui et pourquoi les oignons ? Étrange question.

oignonsJe plonge dans mes souvenirs avec l’espoir de me remémorer une scène qui pourrait me mettre sur la voie. Mais ne me reviennent que des discussions de couloir, quelques échanges au cours de réunions, rien de très personnel. Aucune relation en dehors du travail. De la sympathie ? je n’en suis même pas sûr.

Rien de plus concluant du côté des oignons. Ils me font pleurer comme tout le monde. Une réminiscence des gaz lacrymogènes ? Mais nous n’avons jamais milité ensemble. Un deuil, une blessure qui se rouvre ? Peut-être, mais laquelle ?

Ça devient agaçant à la longue de subir un tel automatisme mental qui fait resurgir pas même l’image, mais seulement le nom de ce collègue chaque fois que mon couteau pénètre dans la chair d’un oignon. Je les épluche la paix dans l’âme, mais la première tranche qui se sépare et tombe sur la planche à découper active la réminiscence. J’ai alors la sensation d’une présence tapie dans mon cerveau qui ne demande qu’à se manifester, une sorte d’espion dormant que réveillerait le gaz dégagé par l’oignon tranché, comme s’il y avait un code entre eux, un signal, une commande de déclenchement.

Des années que ça dure. Ce collègue a changé de service, je ne le croise plus dans les couloirs, je n’ai plus aucune nouvelle de lui, mais ça ne l’empêche pas de surgir dans ma tête dès que…

Comment faire pour y échapper ? Bannir les oignons de mon alimentation, m’arranger pour les faire couper par d’autres, les acheter déjà tranchés ? Je refuse de capituler devant une menace aussi absurde. Et si je l’ignorais ? Si je faisais mine de ne pas entendre le nom qui fuse de mon cerveau ? Puis-je me couper de mon propre mental, le laisser s’activer comme s’il s’agissait d’une source extérieure, à l’égal du son d’une radio qu’il suffirait de baisser pour ne plus y prêter attention ? Puis-je me séparer de moi-même, en enlever une tranche comme on le fait pour un oignon ? Ma tête est-elle l’équivalent d’un oignon ?

Lorsqu’on tranche un oignon, on entame aussi bien ses couches périphériques que les plus profondes. L’oignon n’a pas de protection. Il se laisse entamer à cœur sans opposer de résistance, sinon nous communiquer son chagrin. Un chagrin si contagieux que nous ne pouvons le repousser. La souffrance muette de l’oignon, son attentat nous prennent aux tripes sans qu’à notre tour nous puissions y échapper. Certains testent des méthodes-miracles pour ne pas pleurer : une cuillère métallique entre les dents, des lunettes de piscine, que sais-je encore ? Ça ne marche pas. Tout le monde pleure, il n’y a pas à sortir de là.

C’est peut-être la conscience éplorée de notre cruauté qui me fait penser à ce collègue. Est-il particulièrement cruel ? Pas plus que tout autre ambitieux. Trancher dans le vif, il sait le faire, mais personnellement, je n’ai jamais eu à en souffrir. Je ne suis pas son oignon, ni lui le couteau.

Quand on pleure, on s’apitoie sur soi-même. On devient la victime, toutes les plaies saignent, réelles ou imaginaires, surtout les blessures imaginaires. Cela fait du bien. Si les oignons le savaient, ils inventeraient un autre moyen de nous indisposer. Car ils ne connaissent pas notre insondable propension à nous prendre en pitié, à nous faire plaindre. Pleurez et vous serez entourés, accompagnés, aimés qui sait. Il est loin le temps où l’on martelait aux petits garçons qu’un homme ne pleure pas. C’est tout le contraire aujourd’hui : pleurer est devenu un signe d’humanité. Même nos gouvernants lâchent à l’occasion une petite larme du haut de leur tribune : aussitôt, ils redescendent parmi nous, nous les prenons dans nos bras en oubliant les turpitudes qu’ils commettent en notre nom.

Pleurer est un langage commun. Tout le monde comprend, même si personne ne sait vraiment pourquoi chacun de nous pleure, quelle est sa peine. La douleur ne se partage pas. Pleurer rapproche, sur un tissu de malentendus certes, mais qu’importe. D’ordinaire, nous campons si loin les uns des autres. Mon collègue sait-il que je pleure régulièrement en pensant à lui ? Je ne le lui ai jamais dit, bien sûr. Quelle théorie n’inventerait-il pas à partir d’un tel aveu ? De la jalousie pour sa réussite professionnelle, du dépit pour le peu de cas qu’il fait de moi, une attirance contrariée ? Il serait même capable de me consoler, tout en me conseillant d’aller consulter un spécialiste. Secourable, généreux, inébranlable.

Pourquoi diable ai-je encore décidé de préparer une pissaladière pour le dîner ? Parce que j’aime ça bien sûr, tout comme les oignons à la grecque ou encore la soupe à l’oignon. Il faut croire que je cultive mon propre malheur. Purée-saucisses, ça ne serait pas mieux ? Fade et sans risque.

Peut-être que j’aime le danger, que j’apprécie de me sentir chaque fois envahi comme un territoire convoité. C’est que j’en vaut la peine, sinon pourquoi ? En y réfléchissant, la question pourrait se retourner et devenir : pourquoi ce collègue tient-il tant à me conquérir ? Quelle frustration, quel besoin, quel désir le projette immanquablement vers moi ? Peut-être son existence se réduit-elle à celle du génie enfermée dans une lampe qui attend qu’on le libère. Chaque tranche d’oignon le ramènerait à l’existence, mais quelle existence ! Celle d’un souvenir inutile, mouillé de larmes, sans pouvoir ni devenir. Mon collègue ne serait donc qu’une tranche d’oignon ? Le pauvre.

Photo : Sylvain Maresca

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