A la suite d’un deuil familial
qui a ravivé mes interrogations sur les rituels
et leur force de consolation

La mort le rattrapa sur le rivage de la Méditerranée, sa mer d’enfance qui lèche les ruelles d’Antibes et de Monte-Carlo qu’il avait si souvent arpentées au temps du lycée. Il avait réclamé ce voyage dans le Midi avec une telle insistance que, en dépit de son déplorable état physique, les médecins et ses proches avaient fini par lui céder. La mort l’attendit donc sur cette plage où il souhaita se baigner pour se prouver qu’il pouvait encore nager. Elle le laissa retrouver en quelques brasses les frissons de sa jeunesse sportive, puis elle l’attendit sur la grève avec beaucoup de discrétion. Une violente congestion le saisit dès la sortie du bain. On dut le transporter aussitôt à l’hôpital où la mort avait déjà réservé une chambre. En quelques heures, elle le conduisit avec doigté d’une simple bronchite jusqu’au trépas. Dans la tiédeur d’une aube d’été méridionale, elle l’arracha, sans avoir permis qu’il souffre, à la présence alarmante des siens.
Rompant, sitôt le décès constaté, avec l’atmosphère de vacances, même quelque peu artificielle, qui avait empreint leur villégiature, ces derniers s’affairèrent aux formalités d’enterrement avec l’assurance de ceux qui se sont longuement préparés, quoique leur mise en condition se fût opérée à leur insu. Pour chacun, en effet, cette mort était la première : les deux frères venaient de perdre leur père et cela n’arrive qu’une fois ; son épouse n’avait pas encore connu le veuvage ; de sa sœur, il était l’unique frère. La mort en vacances est un étrange cas de figure. Pourtant, personne n’hésita sur ce qu’il convenait de faire.
Il fut décidé de célébrer une messe dans la paroisse où, quelques années auparavant, avait été prononcé l’office des morts à la mémoire de sa mère. Bien qu’il ne fût pas croyant, il avait tenu à lui rendre cette forme d’hommage parce qu’il savait qu’elle en aurait été heureuse. Ils décidèrent d’en faire autant à son intention afin de conférer à ses obsèques une qualité de recueillement digne du sérieux si fortement métaphysique avec lequel, de son vivant, il philosophait sur le sens de la vie.
Véritables artisans des hommages rendus au trépassé, ses fils rencontrèrent le curé pour régler le cours de la cérémonie. D’emblée, ils lui affirmèrent qu’ils souhaitaient une messe en hommage à l’athéisme mystique de leur père, mais qu’ils refusaient un rituel trop strictement religieux. Le prêtre les écouta avec bonhomie et un brin d’amusement car leurs préventions, courtoises mais fermes, avaient cet accent de pureté rigide que prennent, dans l’inconscience d’elles-mêmes, certaines fois mieux trempées que le rabâchage des paroissiens les plus pratiquants. Bien qu’il eût enterré quantité de morts qui, fameux ou inconnus, lui étaient apparus également dignes de considération, et bien qu’il ne pût cautionner le péché d’orgueil de ces orphelins véhéments, le curé leur prodigua ses encouragements par respect pour le sentiment élevé qu’ils vouaient au sacré. Il les laissa choisir les musiques et écrire le texte de la prière universelle. Sentant que cette promesse pourtant superflue les réconforterait, lui-même s’engagea à prononcer une homélie brève, humaine avant d’être religieuse.
La journée qui s’ensuivit fut pour les deux frères incroyablement courte et dense. Ils la passèrent à écouter les musiques possibles et à chercher les répons de cette incantation qui, inlassablement, supplie le Seigneur de prier pour nous. Ils désiraient que le texte en fût beau, inspiré et poétique. Ils empruntèrent les mots que Louis Aragon prêta à Manouchian quand celui-ci, quelques heures avant son exécution par les Allemands, saluait ceux qui allaient « demeurer dans la beauté des choses ». Ils puisèrent également dans leurs propres mots pour composer un hymne à la compassion.
La musique, ils la concevaient forte et mélancolique, solennelle pour l’entrée du cercueil dans la nef, recueillie pour la communion. Ils retinrent la Toccata et fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach et le largo composé par Antonio Vivaldi pour suggérer l’endormissement de l’Automne. L’organiste de la paroisse accepta de travailler ces partitions qui le changeaient de l’ordinaire, non sans leur cacher que leur difficulté l’effrayait quelque peu.
Ils se sentirent profondément désemparés lorsque tous les détails de la messe eurent été réglés et qu’ils se retrouvèrent réduits à l’attente. Revint alors en eux ce goût de désolation que ressentent après un séisme les survivants réduits à camper sans abri au bord de crevasses qui menacent de s’agrandir à tout instant.
Le deuil n’est-il pas la mise en scène de la douleur ? A l’image de la robe noire que leur mère avait emportée dans ses bagages, « au cas où ». Quel rapport pouvait-il bien exister entre la boule qui nouait ses entrailles et ce tissu opaque sinon qu’il était devenu le seul voile possible en même temps que le signe d’une affliction qui remontait, devenait manifeste et s’apprêtait à se dissoudre dans l’air ambiant, remuant et multicolore ? Les rites mortuaires théâtralisent le malheur ; pour les âmes simples, ils en précipitent la conclusion. Enfermé dans son cercueil, chanté demain par des voix qui se tairont aussitôt, puis enfoui loin des vivants sous une terre grouillante de vie, le mort est évacué avec faste et promptitude. Le deuil procure ce faste et cette promptitude, comme en témoignent l’énervement de ces jours entre le décès et l’inhumation au cours desquels s’entrechoquent les larmes et les éclats de voix, parfois même les rires. La souffrance, la vraie, celle qui résulte de l’absence, surviendra plus tard.
Vint enfin l’heure de la messe, alourdie par la tension d’être ce spectacle nécessaire. Le petit cercle s’était élargi à quelque amis qu’il eût été impossible de ne pas convier. Resserrée autour du chœur, l’assistance découvrit passivement la cérémonie que les deux frères, quant à eux, suivaient avec appréhension, sursautant aux fausses notes de l’organiste ou redoutant les hésitations de l’officiant à la lecture de la fameuse prière. Malgré la certitude d’être les affligés à qui le culte était destiné, ils ne pouvaient s’empêcher de se sentir affairés comme des maîtres de cérémonie veillant diligemment sur l’intendance.
C’est donc avec un certain maintien théâtral que le cadet gagna l’autel lorsqu’il fût temps pour lui de lire l’épître. Dire ce texte dont il ne connaissait que la trame, pas la lettre exactement, déclamer l’adresse de Paul aux Corinthiens comme la véritable missive d’un homme à ses semblables, élever la voix, tout simplement, au dessus du silence dans lequel se terrait l’assemblée, tout cela lui coûta d’un coup un tel effort et lui procura une telle sensation d’absurdité au regard de la tristesse qui lui serrait la gorge que sa voix s’effondra à plusieurs reprises. Il dut se reprendre pour achever sa lecture.
Célébrer la messe des morts consiste à déclamer les mots des autres pour repousser ses propres lamentations, entonner le chant immuable des pleurs anciens afin de diluer les larmes du moment dans un flot qui les connaît déjà pour en avoir tant charrié. Porter le noir qu’ont porté tous les éplorés afin de ressentir sa propre douleur comme une douleur ordinaire et recevoir en partage la consolation qui apaise les autres douleurs. La communauté des vivants se resserre autour de chaque mort pour mieux exorciser son spectre. Le deuil n’est pas le rejet du mort, mais de la mort. Il appelle la vie contre cette menace, comme le noir fait ressortir la lumière et la nuit précède le jour.
Le prêtre savait tout cela, lui qui avait officié sur tant de peines qui se croyaient uniques. Il choisit de s’adresser au mort qu’il implora de se retourner sur les vivants laissés à l’abandon pour leur porter secours dans toute la mesure de sa connaissance qui s’étendait désormais d’un terme à l’autre de la vie. Lui qui savait tout ce qu’il était humainement possible de savoir, qu’il s’appliquât désormais à soutenir les siens sur le parcours incertain auquel les conviait encore l’existence.
Le lendemain, qui était un dimanche, sa veuve et les deux garçons se trouvèrent par hasard sur le parcours d’une procession religieuse qui encombrait les ruelles fortement pavées d’un vieux village de l’arrière-pays. Emportés par la foule des habitants en état de fête, ils se prirent à communier avec cette ferveur dont ils ne pouvaient démêler si elle était spontanée, sincère, recréée ou même parodiée. En déambulant avec leurs chasses, leurs statues et leurs bannières, les villageois leur signifiaient bruyamment que l’office intime de la veille n’avait été ni plus ni moins sincère que leur cortège et que, à l’égal de celui-ci, ils y avaient joué autant que cru. Les obsèques sont une fête aussi.
De retour à Paris, les deux frères ont dessiné l’agencement de la tombe sur laquelle ils prévoient de planter un laurier rose au pied d’une colonne brisée portant la gravure d’un œil qui pleure. D’année en année, la pluie lavera les pleurs figurés et nourrira la croissance de l’arbuste qui, chaque été, comme à Antibes, resplendira de fleurs rouges, sanglantes et magnifiques.
Toutes mes condoléances.
C’est magnifique. Merci.
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