« Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie.
Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche. »
Ma participation au montage et à l’interprétation d’un spectacle théâtral m’a remis en mémoire cet extrait de la chanson-fleuve de Léo Ferré, Il n’y a plus rien (1973). Dire un texte écrit, le porter par la voix jusqu’aux spectateurs qui ainsi l’entendent sans l’avoir lu, alors qu’il est respecté au mot près, est une opération singulière dont je ne m’explique pas complètement l’alchimie.
L’auteur écrit des mots, des phrases dont la forme imprimée n’est pas l’état définitif. Ils sont dans l’attente d’être « joués » et ainsi communiqués, transmis, partagés. Ils attendent de revivre. Ce faisant, d’être interprêtés, déformés. Shakespeare mille fois remanié par ses traducteurs, l’intonation des comédiens, les intentions des metteurs en scène. On imagine une langue orale qui n’aurait été que capturée par le papier, dont elle chercherait à s’évader à tout prix.
L’écriture comme un simple détour, une trace nécessaire, un témoin passant de main en main. Le texte lu, puis délaissé sitôt mémorisé, repart dans l’éphémère des éclats de voix, du son qui s’élève puis disparaît, comme gazéifié. Une perte de matière contre un gain de vie, le temps long du papier imprimé troqué contre un instant de parole.
Enfant, mon père nous lisait des livres. Il ne dînait pas avec nous car il préférait consacrer à la lecture le calme du repas du soir. Romans d’aventure, récits d’explorations, classiques de la littérature : nous mangions en silence tout en écoutant ces histoires sans cesse renouvelées, distillées de jour en jour à la manière de feuilletons, captivés souvent, gagnés par l’ennui parfois. Nos repas étaient empreints d’une sorte de froideur pédagogique que venait démentir le souffle du récit. Je plaignais mon père qui dînait plus tard, seul dans la cuisine, mais je lui suis reconnaissant de nous avoir embarqués dans de si nombreuses épopées littéraires qui nous venaient sans effort, avec l’insistance des sortilèges.
Ma fascination pour la voix qui distille un texte vient peut-être de là.
J’aime beaucoup et redécouvre Léo Ferré.
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