
Ça me prend souvent à l’amorce de la soirée, quand la journée touche à sa fin. Subitement le souvenir de la veille me traverse l’esprit, si net, si présent, que je constate avec un mélange de surprise et de dépit : « Mais c’était hier. Déjà ! » Comme si la journée qui s’est déroulée entre-temps venait subitement de s’écraser pour ne laisser en vis-à-vis que la soirée de la veille et celle d’aujourd’hui. Le temps cesse d’être continu, il ressemble à l’élastique qui, trop tendu, se relâche au point de faire se toucher ses extrémités. Un temps qui marcherait sur les pointes, sautillant et désinvolte, un temps qui n’obéirait qu’à son bon vouloir, arbitraire et cruel. « Ce que tu as tant aimé est déjà passé, qu’est-ce que tu crois ? Tu t’es imaginé le saisir, mais c’est déjà envolé. Tu l’as vécu, soit, je te le concède ; il te reste tes souvenirs désormais. »
Il faudrait remplir sa vie jusqu’à la gueule pour conjurer cette déchirure, exister à chaque instant, l’investir d’intentions, y bourrer ses rêves et ses œuvres, sentir son cœur battre à tout rompre, semer des traces, prendre date, pour empêcher le sable de nous filer entre les doigts. Ou alors, comme le préconise le sage chinois, l’ascète hindou, lâcher toute prise, laisser filer au contraire, se vider de ses intentions, illusoires crampons jetés sur le glacier qui fond, et devenir la voile offerte au vent, la conque dont le creux est la matrice du son.
Demain peut-être.