Dévisager

Reconnaissance faciale automatique dans un aéroport chinois. Illustration d’un article du site d’information LesObservateurs.ch 08.09.2017

Je l’aperçois au milieu des voyageurs qui montent dans le train. Son visage accroche aussitôt mon regard et m’interroge : « Je le connais, non ? Qui est-ce ? » A mesure qu’il progresse vers le fond de la voiture, ses yeux flottants tombent sur moi. Je sens qu’il ralentit légèrement le pas pour se donner le temps de me détailler, sans toutefois laisser transparaître qu’il est troublé. Lui aussi doit se dire que mon visage ne lui est pas inconnu. Peut-être m’a-t-il reconnu et ne tient-il pas à se laisser aspirer par cette révélation. Peut-être souhaite-t-il fuir au plus vite la confrontation qui s’annonce. Lorsqu’il arrive à ma hauteur pour aller s’asseoir plus loin derrière, il ne peut s’empêcher de me jeter un dernier regard insistant que je reçois comme un rapt : il vient de m’enlever mon visage pour l’emporter avec lui. Je me sens, au sens propre, dé-visagé.

Moi-même, je conserve son image dans mon esprit à la recherche d’une identification possible. Trouver un nom, un souvenir qui pourrait s’ajuster à ses traits, une réminiscence, une réincarnation. J’ai pourtant l’intuition qu’il a trop changé pour que je puisse faire coïncider quelque sédiment de ma mémoire avec son visage actuel. Je ne le reconnais pas.

Puis-je lui rendre à présent son visage en lui disant : « Veuillez m’excuser, je m’en suis saisi pour mener ma petite enquête, mais celle-ci n’a rien donné, alors, qui que vous soyez, je vous le rends sans plus tarder. J’espère qu’il ne vous a pas trop manqué. Si, dans le même temps, et par souci de réciprocité, vous pouviez me rendre le mien, je vous en serais très reconnaissant. Je n’imagine pas pouvoir vivre sans visage, même si je ne suis pas complètement sûr que vous me l’ayez dérobé. Mais on n’est jamais assez prudent, vous comprenez. Imaginez un instant que tout un chacun puisse ainsi s’emparer du visage d’autrui et surtout ne pas le restituer, nous deviendrions alors une foule désincarnée, non seulement anonyme, mais dévisagée, une collection d’individus amputés de leur contenance, de leur expression. Certes, me répondrez-vous, notre visage est un masque derrière lequel nous protégeons notre individualité la plus personnelle. Chacun de nous s’est composé un personnage qui décourage toute interaction. Peut-être. Mais, vous venez d’en faire l’expérience à l’instant, cette trogne qui se veut dissuasive, inaccessible, peut à tout moment entrer suffisamment en résonance avec votre propre vécu ou ce qu’il vous rappelle pour vous donner l’irrésistible envie de vous en emparer, de vous l’approprier. Nul ne peut se protéger contre cette forme de piraterie. Alors, de grâce, n’aggravons pas la situation, rendez-moi mon visage et restons-en là, voulez-vous » ?

Bien sûr, je garde pour moi cette tirade absurde, cependant que je continue à me demander où j’ai déjà vu cet homme, comment il s’appelle et quel rapport il pourrait avoir entretenu avec moi. Toutefois, je n’ai pas ressenti à son contact suffisamment de familiarité, une réminiscence assez vive pour me lever d’un bond et lui lancer : « Où nous sommes-nous déjà vus ? » J’en reste à cette demi-conscience, à ce faible tremblement de ma mémoire et à ce petit rapt sans conséquence. Il en a fait de même. Nous nous sommes dévisagés sans effet ni dommage. Ce simple effeuillement a tout juste instillé une once d’incertitude, une vibration, une tension fugitive dans la routine de notre existence urbaine, encombrée d’un flot ininterrompu de visages qui ne nous regardent pas, qui ne nous parlent pas et qui ne nous disent rien.

Notre voyage se poursuit.

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