Nous pénétrons dans l’opéra de Rennes : enceinte ronde à l’ancienne, velours rouges et dorures, lampes à l’éclat plombé par la pesanteur du temps. Mais, au lieu d’y prendre place, nous montons sur la scène où nous attend une structure ovale fermée, vaisseau de bois garni d’écrans d’ordinateurs. A la surprise de fouler la scène d’un tel lieu s’ajoutent nos interrogations sur la fonction de cette construction et sur le rôle qu’elle entend nous faire jouer.
On nous y fait entrer en soulevant un rabat et on nous incite à prendre place sur l’une des chaises pivotantes qui font face aux écrans, noirs pour l’instant. Nous obtempérons, décidés à nous laisser faire. Puis les écrans s’animent, chacun diffusant l’image d’une personne filmée de face qui commence à nous parler.
Ces personnes parlent d’elles, de leur vie ou de leur activité. Elles donnent l’impression de se confier à nous. Elles parlent en nous regardant dans les yeux ou, plus exactement, nous les écoutons en les regardant dans les yeux, tout en lisant les sous-titres car beaucoup s’expriment dans une langue étrangère.
Nous voici donc installés à une table à suivre chacun pour soi sur un écran la confession d’un.e inconnu.e. Lorsque cette première séquence s’achève, au même moment pour tous, nous trouvons dans une enveloppe glissée dans une fente de la table le numéro de la chaise qu’on nous invite à rejoindre pour la suite. Nous passons ainsi de chaise en chaise, selon un parcours en cinq étapes.
Pas d’interactions entre les personnages qui apparaissent sur les écrans, sinon les cris d’un gamin qui interrompent tout le monde ou, à l’occasion, de brefs échanges entre voisins. Mais ça reste négligeable.
Certains ne parlent pas de leur vie, mais de leurs théories. Des spéculations centrées sur la problématique de la rencontre de l’autre, sur les probabilités de trouver l’âme sœur. Raisonnements mathématiques, approximations statistiques, sérieux imperturbable de chercheurs captivés par la modélisation du réel plus que par l’expérience de la vie elle-même.
Nous passons de la sorte une heure à écouter parler des gens que nous ne connaissons pas et que nous ne rencontrons pas ; seuls nous sont accessibles les enregistrements de leurs propos. Nous circulons de l’un à l’autre sans comprendre à quoi tiennent ces enchaînements. Nous le faisons sans nous concerter ni échanger entre nous sur ce qui nous arrive, ce que nous en pensons. D’ailleurs, nous nous tournons le dos. Quelques-uns s’en vont avant la fin. Le tout sous-tendu par un questionnement sur ce qui conditionne la rencontre des autres.
Le temps de cette installation, la scène de l’opéra s’est muée en une sorte de centre d’appel, mais sans téléphones, où chacun de nous devient le spectateur d’inconnus qui ne s’adressent à lui qu’en apparence car, de fait, on ignore à qui ils parlent réellement. N’est-ce pas une belle métaphore de notre univers actuel, si prompt à communiquer, mais si vide d’interactions, de relations ? Un univers où le spectacle a perdu toute dimension collective pour devenir une expérience purement individuelle ? Un univers où notre inaptitude croissante à vivre avec les autres alimente une appétence sans fin pour les constructions théoriques, aussi polies et parfaites que cette structure qui nous a emprisonnés dans sa chambre d’échos pour nous confronter à une humanité sans contact.
Perhaps All The Dragons, présenté aux Tombées de la nuit à Rennes 2018.
Je m’y retrouve tout à fait dans l’analyse de ce spectacle étonnant mais qui laisse un peu sur sa faim car l’acteur en chair et en os nous manque un peu… Merci Sylvain de l’avoir fait pour nous. Véro
J’aimeJ’aime