
Sitôt fermé la porte de chez lui, il met son casque sur ses oreilles. Sitôt quitté ses amis, elle remet ses écouteurs. L’un et l’autre conjurent les bruits du monde pour plonger, replonger dans leur musique, celle qu’ils ont choisie comme bande-son du moment.
Le cinéma double ses images de musique pour annoncer, souligner certains effets dramatiques ou encore susciter chez le spectateur des interrogations, de l’inconfort, voire des angoisses. La musique accentue l’artificialité des images, même des plus réalistes. Elle confirme le public dans sa position de témoin omniscient et extérieur qui ne risque rien à regarder ce qu’il voit. Aucun des éléments qui se déploient dans le film, aucun des personnages qui s’emparent de l’action ne saurait l’atteindre puisqu’il se tient tranquillement de l’autre côté de l’écran. Cet écran qui lui permet de voir est en même temps ce qui le sépare, l’isole et le protège.
Ainsi en va-t-il de la musique écoutée par ces innombrables passants qui ne se risquent dehors que dûment appareillés. Les sons naturels de l’environnement leur paraissent-ils à ce point perturbants, intrusifs, agressifs, voire menaçants ? Ont-ils peur de l’imprévu qui s’infiltre immanquablement dans le cours sonore du déroulement extérieur ? Espèrent-ils ainsi mieux maîtriser leur trajectoire en neutralisant ce bruit, ce vacarme intarissable ? Leur faut-il se couper pour ne rien perdre de leur fragile sentiment d’exister ?
De l’instabilité, une impréparation transparaissent dans leur compulsion au repli et au ressassement des sons qu’ils connaissent déjà, qu’ils sont assurés d’aimer. Quelle surcharge, quelle surenchère d’effets ! Tout sauf le bruit et, pire encore, le silence.
Quel rapport engage-t-on avec le monde lorsqu’on l’appréhende comme si on le découvrait sur un écran, la musique à fond dans les oreilles ? Vit-on comme si on se croyait en permanence au cinéma, acteur-spectateur du décor et de ses propres gestes ? Ce supplément musical contribue-t-il à enchanter le quotidien en le transformant en objet de fascination ou bien rassure-t-il en le mettant prudemment à distance ?
Vous, les autres, ne me parlez pas, je ne vous entends pas. Mes écouteurs me désignent comme inaccessible. Vous ne pouvez interférer avec ma bande-son. Certes, vous apparaissez sur mon écran, mais je vous regarde depuis la salle. Rien ne saurait nous rapprocher. D’ailleurs, je fredonne ma play-list comme si vous n’étiez pas là.
Ailleurs, partout, d’autres passants écoutent d’autres musiques. Ils se font d’autres films dans lesquels chacun figure à son insu. Tout se passe comme si, en pleine séance, les spectateurs s’étaient levés de leur fauteuil pour déambuler dans la salle et bientôt sortir dans la rue sans cesser pour autant de regarder non plus le film, mais leur film, car ils ne partagent rien. Leur existence se veut unique, ils y tiennent, ils l’affichent et le revendiquent. Et tant pis s’ils écoutent la même musique que des millions d’autres.
Ainsi sonorisé, le monde n’a plus qu’à s’effacer devant le simulacre.