Librement inspiré de l’installation From Here to Ear de Céleste Boursier-Mougenot à la HAB Galerie de Nantes (visitée le 29 septembre dernier).

Ils nous ont lâchés ensemble. On ne se connaissait pas. Aucun d’entre nous ne savait ce qu’il devait faire. Ils avaient ouvert les portes de nos cages et semblaient attendre quelque chose. Prudemment, nous sommes restés derrière nos barreaux. Leur présence insistante nous rendait nerveux. Certains gonflaient leurs plumes, d’autres s’étaient reculés contre la paroi du fond, la tête rentrée dans le cou, sans un regard pour l’espace qui s’ouvrait devant nous. Ils ont fini par s’éloigner.
Je n’ai pas vu lequel d’entre nous se hasarda le premier à quitter sa cage. Nous l’avons regardé s’envoler avec appréhension. Il battait des ailes précipitamment comme s’il fuyait un danger, mais il ne revint pas pour autant se réfugier auprès des siens. Il voletait au hasard à travers ce décor étrange sans oser se poser sur aucun des objets présents. On voyait bien que la fatigue le gagnait. Ses ailes battaient de plus en plus vite comme s’il avait peur de tomber. Il perdait de la hauteur, se reprenait par à-coups sans parvenir à se maintenir assez haut. La panique le gagnait, c’était manifeste. Nous nous sommes serrés les uns contre les autres pour ne pas le voir s’écraser. Un silence épais, étouffant, pesait sur nous tous.
Il a fini par s’abattre sur une étrange branche noire, sans feuilles, luisante comme après la pluie. On le vit chercher à s’agripper avec ses pattes, déraper, se rétablir difficilement, cependant qu’un grondement de tonnerre jaillissait d’on ne sait où, étrangement répercuté à travers l’espace. L’oiseau se tassa, n’osant plus bouger. Suspendu en l’air, le son vibrait sans relâche. Pourtant, aucun éclair ne s’abattit, aucun nuage ne creva. Inexplicablement, le climat ne semblait pas avoir cours dans cet univers.
A peine notre éclaireur si téméraire eut-il tenté de se dégager de ce perchoir insolite qu’une nouvelle rafale de sons emplit l’espace, moins forte que la précédente qui n’était pas encore éteinte. Les échos se percutaient. Intrigués, plus curieux à présents qu’affolés, nous commencions à nous interroger. Chacun y allait de son commentaire. Là bas, notre estafette, qui semblait revenue de sa frayeur initiale, nous regardait en bombant le torse comme pour nous dire : « Vous avez vu ? Il ne m’est rien arrivé. Qu’attendez-vous pour venir à votre tour ? C’est immense ici. Allez, n’ayez pas peur. Puisque je vous dis qu’il n’y a rien à craindre. » Lui-même bondissait d’un support à l’autre avec un entrain surfait, comme s’il était revenu de toutes ses terreurs alors qu’il suffisait d’un son plus fort ou plus strident que les précédents pour qu’il sursaute et se fige en agitant sa tête dans tous les sens.
Quelques-uns, très peu tout d’abord, partirent le rejoindre. A mesure qu’ils se posaient, des sons jaillissaient de partout, ondulant à la poursuite les uns des autres, chants d’oiseaux sans gosier, énigme animale qui cependant, à y bien regarder, ne semblait annoncer aucun danger. Le silence du début s’effaçait derrière cette nouvelle cacophonie. Nous y perdions en tranquillité ce que nous y avions gagné en assurance.
Nous sortîmes de plus en plus nombreux jusqu’à vider toutes nos cages. Il nous fallait explorer ce nouveau monde qui nous semblait sans limites. On trouva de l’eau dans de larges feuilles dorées qui, au contact de nos griffes, rendaient un son cristallin, des graines à foison, des plantes ici ou là et même des nids, tous les mêmes, regroupés en plusieurs amas suspendus en l’air. Il tombait une lumière blanche qui ne ressemblait pas au rayonnement du soleil, une lumière fixe, sans nuages, égale, sans chaleur. Néanmoins, il ne faisait pas froid.
L’agitation à présent était générale. Chacun d’entre nous partait à l’aventure, puis revenait aussitôt rapporter aux autres ce qu’il avait découvert, mais le temps d’un battement d’ailes il les avait perdus de vue, si bien qu’il interpellait le premier venu. Notre soif d’échanges était dévorante. Nous apprenions ainsi à nous connaître.
Combien étions-nous ? Impossible de le savoir. Trop certainement pour être comptés. D’ailleurs, qui d’entre nous savait compter. Notre effectif dépassait la mesure. Nous étions une foule, une colonie d’oiseaux comme il ne s’en était jamais vu. Nous allions devoir nous accommoder de cette multitude. De même que nous devrions composer avec la profusion des sons qui couvraient nos mouvements et jusqu’à nos cris, si misérables en comparaison. Car nous avions repris suffisamment confiance pour échanger autant de piaillements de surprise que d’interlocuteurs. Toutefois, notre raffut, si intense, animé et véhément fût-il, restait cantonné dans l’infra-son face à ce continent sonore qui nous surplombait, inépuisable, ronflant, déployant ses inventions comme on médite sur l’origine du monde, avec lenteur et insistance, fusant de tous les horizons, irréel et trop présent.
Subitement, sans annonce ni transition, la lumière disparut. C’est ainsi que s’acheva notre première journée dans l’enceinte du vacarme. Chacun d’entre nous chercha à la hâte un endroit pour se poser. Bientôt, tout mouvement cessa et, miraculeusement, le bruit disparut. La nuit commença avec le silence retrouvé.
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Ils sont revenus dès le lendemain matin pour enlever nos cages. Toute retraite nous était désormais interdite. Était-ce pour autant la liberté ? Et d’ailleurs qu’est-ce que la liberté ? Nous, les oiseaux nés en captivité, n’en savions rien. Pour l’heure, elle ressemblait fort à cet espace gigantesque qu’aucun d’entre nous ne pouvait encore prétendre avoir parcouru dans toutes ses dimensions. Même ceux qui étaient décidés à le traverser de part en part devaient se poser pour souffler bien avant d’avoir atteint leur but. Aurions-nous enfin trouvé le monde sans limites, cette Nature dont nous avaient mystérieusement parlé quelques vieux perroquets de l’animalerie ? Encore avaient-ils la réputation de raconter beaucoup de fadaises.
Nous étions tellement nombreux, cependant, qu’il nous fallut peu de temps pour réaliser que l’espace qui s’offrait désormais à nous n’était qu’une geôle immense, aussi étendue que nos illusions. Les premiers oiseaux qui se prirent dans les filets y perdirent des plumes, quelques-uns s’étranglèrent dans les mailles transparentes qui bloquaient toute issue vers le haut. Nous étions donc toujours captifs d’une cage qui avait seulement pris des dimensions extravagantes. Nous partageâmes ce constat amer, notre désillusion commune, en nous serrant les uns contre les autres à même le sol qui, lui, nous rassurait par sa présence sans mystère. Finies les grandes explorations, le temps était venu de nous décider – de nous « résigner », persiflaient les plus cyniques – à vivre dans cet univers absurde.
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Ils venaient régulièrement nettoyer nos fientes, remettre de l’eau et des graines. Bref, Ils prenaient soin de nous, à ceci près qu’Ils le faisaient à l’intérieur même de notre cage. Étaient-Ils prisonniers eux aussi ? Nous ne nous interrogeâmes pas longtemps sur ce nouveau mystère, préférant les fuir comme nous l’avions toujours fait.
La vie s’organisa d’elle-même. Aucune inquiétude, aucune angoisse ne dure assez longtemps pour empêcher le retour de la faim, le désir de mouvement, l’envie de chanter. Il y avait bien ce bruit incessant qui nous couvait comme une mère acariâtre. Siffloter relevait de la gageure. Pourtant, même ce son alarmant, nous en vînmes à l’oublier et presque à ne plus l’entendre, tandis que nous développions une sensibilité exacerbée pour le moindre frôlement d’ailes, les pépiements émis en passant, un appel plus pressant lancé depuis les confins de l’arène.
Et puis, nous étions trop nombreux pour ne pas constituer à nous seuls un monde plein et entier. Que nous importaient ces objets sans vie, ces caisses bruissantes, ce sable inerte, nous avions de quoi les ignorer au profit de nos propres histoires, de nos humeurs, de nos prises de bec, et même de nos amours. Nous nous y consacrâmes avec la dernière énergie. La vie devint presque possible.
Presque, parce que nous découvrîmes bientôt qu’Ils venaient régulièrement enlever nos œufs. Nous avions beau déployer des trésors d’imagination pour les dissimuler, Ils finissaient toujours par les trouver. Nous formâmes des commandos pour les attaquer mais Ils étaient trop grands pour nous redouter. Que pouvait un essaim de mandarins contre ces géants ? Nous étions réduits à les regarder faire et à nous consoler les uns les autres. Que vaut la vie si son doux remue-ménage n’engendre pas la vie ?
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« Enfuyons-nous ! Il n’y a pas d’autre solution. »
Les premiers qui lancèrent cette idée furent traités de fous. S’évader de cet espace lisse, dépourvu du moindre interstice ? S’attaquer à ces mailles ininterrompues avec pour seule arme nos becs minuscules ? C’était impossible, autant ne plus y penser.
« Trouillards, défaitistes ! »
« Rêveurs, casse-cou ! »
Les invectives fusaient. Au lieu de nous sauver, voilà que nous nous déchirions. Le climat était électrique et, comme par un fait exprès, les sons ambiants rugissaient plus fort que d’habitude, ce qui achevait de nous maltraiter les nerfs. Nous étions en train de devenir fous.
« Silence !, cria l’un de nous qui regardait en l’air fixement. Voyez plutôt ces deux-là. »
Tout en haut, à la jonction avec le filet qui nous privait du ciel, sur le rebord d’une minuscule corniche que nous n’avions pas remarquée jusque là, un couple de mandarins affairés se construisaient un nid. Ils avaient élu domicile sur le seul relief qui rompait la géométrie implacable de notre pénitencier. Leur construction était en bonne voie. Ils avaient réussi à l’amarrer sur l’infime surface disponible au prix d’innombrables allers-et-retours, des brins d’herbe sèche plein le bec. Leur détermination, leur application et leur entente manifeste nous fascinaient, tellement elles tranchaient avec notre ébullition sans issue. Nous fîmes silence pour les regarder faire, artisans opiniâtres d’une vie qui ne demandait rien sinon de se perpétuer, créant d’elle-même sa propre nécessité, même sans horizon, comme si le simple fait de façonner faisait exister. Nous les enviions.
Sitôt qu’ils furent installés dans leur triomphante demeure, un flot ininterrompu de visiteurs vint l’admirer et commenter leur audace comme leur habileté. Ils se rengorgeaient, très flattés, mais un peu surpris tout de même d’avoir déclenché un tel engouement. Ils s’inquiétaient surtout pour la solidité de leur cahute qu’ils n’avaient pas conçue pour accueillir autant de visites. Leur rêve était seulement d’y couver tranquilles, puis d’y élever leur progéniture hors d’atteinte de nos geôliers.
Qui entama la brèche le premier, qui se rendit compte que ce raccord inégal entre le mur et le filet supérieur ménageait un minuscule espace là où, partout ailleurs, la jonction était parfaite ? Qui conçut le projet fou d’élargir cette imperceptible faille, qui s’y attela encore plus follement ? Nous ne le saurons jamais. Un matin, l’idée était là, surgie de nulle part ou alors de tous nos esprits réunis, tendus vers le rêve soudain réalisable : nous enfuir.
Il fallut des jours entiers d’acharnement, une succession de volontaires qui se relayaient au fond du nid pour attaquer la matière du mur autant que les fibres du filet, des pattes, des becs blessés en nombre, des chutes et la ruine du nid à force de s’y agiter pour que l’un d’entre nous réussisse enfin à passer au travers. Un murmure de jubilation – car nous n’osions le crier à pleine gorge, de peur qu’Ils ne se rendent compte de quelque chose – salua sa percée, immédiatement suivi d’un silence lourd de questions : comment allions-nous faire pour passer tous par cette minuscule issue et quand ?
Durant plusieurs jours d’affilée, nous nous entraînâmes à sortir, puis rentrer en faisant le moins de mouvements possibles afin de ne pas nous faire remarquer. Car Ils étaient là souvent, et surtout beaucoup plus nombreux. En quelques jours, leur nombre s’était multiplié, il en venait sans cesse, ajoutant leurs mouvements et leur brouhaha à notre inconfort. Nous dûmes apprendre à vivre avec les obstacles mouvants qu’ils dressaient sur notre passage, passé nos premiers réflexes de fuite. Finalement, nous réussîmes à circuler comme s’ils n’étaient pas là, mais en nous astreignant à la discrétion, on n’est jamais assez prudent.
Le plus dur restait à faire : nous évader de nuit. Tant qu’il faisait clair, il ne fallait pas y compter. Nous étions censés vivre là normalement, nous poser de-ci de-là comme d’habitude, alimenter leur machine à bruits qui les rassurait sur la continuité sans faille de leur système, mais aucunement nous évanouir les uns après les autres en pleine représentation. Encore moins le faire au compte-gouttes, une poignée chaque jour, Ils s’en seraient rendu compte. Non, nous devions trouver le moyen de disparaître, tous sans exception, pendant l’unique laps de temps où Ils acceptaient que plus rien ne se passe, ni son ni lumière : au cours de la nuit.
Or, lequel d’entre nous avait déjà volé dans l’obscurité ? L’idée même en effrayait la plupart. Sans quelques volontaires particulièrement intrépides ou écervelés, nous n’aurions jamais réussi à vaincre cet obstacle plus redoutable que les autres parce que niché dans notre cerveau timoré. Des nuits entières à tenter le coup, à nous encourager, à nous guider les uns les autres, à chuter dans le sable, à recommencer, à tenter de convaincre pour la énième fois les plus récalcitrants, à répéter les mêmes arguments jusqu’à l’épuisement, à vaincre le découragement, à perdre espoir, puis à y croire de nouveau, à nous voir sortis d’affaire, à nous imaginer ailleurs, à redouter déjà ce qui nous attendrait une fois dehors, bref à vivre et revivre notre libération avant de l’avoir ne serait-ce qu’entamée.
Nous décidâmes un jour que le grand moment était arrivé. Tout le monde n’était pas prêt, loin de là, mais nous ne pouvions plus attendre. Ça nous démangeait trop. Nous refusions d’envisager les conséquences en cas d’échec. Nous irions tête baissée ou pas du tout.
Ce soir là, sitôt la lumière éteinte et les échos du dernier son mécanique envolés dans le grand silence de la nuit, nous avons entamé notre procession vers la corniche. Chacun avait appris à retrouver dans le noir les points de repère où se poser pour se rapprocher de l’objectif. Sitôt libérés par les oiseaux précédents, ces relais étaient investis par les suivants. Il en venait de partout dans un ordre impeccable. Bien sûr, il arriva que quelques impatients se bousculent, qu’ils se marchent dessus, qu’ils se dépassent, qu’ils s’apostrophent, mais dans l’ensemble la discipline fut respectée. C’était la clé du succès. Cent mandarins progressaient dans l’obscurité, sans faire le moindre bruit, frêle armée des ombres s’évanouissant peu à peu dans l’au-delà.
Le matin ne reviendrait-il pas avant que le dernier d’entre nous ait atteint le passage ? Nous avions peur du temps qui passe. Certains, parmi les derniers, se refusèrent soudain à s’engager dans la fente. Si près du but, la terreur les paralysait, aussi froide que la glace. Revenir en arrière pour les rassurer, les réchauffer, combattre leurs tremblements qui gonflaient leurs plumes au point de leur rendre le passage impossible. Il fallut plus de temps pour convoyer les dix derniers que pour guider tous ceux qui les avaient précédés.
Lorsque la lumière se ralluma, deux oiseaux se trouvaient encore dans le nid, ou le peu qui en restait. En retrouvant la vue et surtout en Les entendant, en bas, qui pénétraient déjà dans l’enceinte, ils trouvèrent enfin les ressources pour se faufiler à leur tour vers la liberté. A peine eurent-ils traversé le passage que nous poussâmes tous un cri de libération, puissant, clair, joyeux, une ovation si explosive qu’Ils en restèrent interdits. Nous étions devenus la musique, l’unique musique, et nous l’emportâmes avec nous en nous égayant aussitôt dans les airs avec la frénésie du premier jour.