
De quel homme regarde-t-on d’abord les pieds ?
Celui qui n’a pas de visage, celui dont le visage est fuyant, comme cherchant à s’effacer de notre regard afin qu’on ne le retienne pas, celui dont la peau est si sombre dans la nuit qu’elle ne laisse voir que ses vêtements, tel un mannequin de cire affublé de nippes d’emprunt.
Il se tient là, à portée de lumière du marché de Noël, ondulant dans les alentours comme un papillon attiré par les lampes dont il redoute néanmoins les dangers. Il s’approche, puis reflue dans la pénombre où il semble se fondre. On le regarde, forcément, parce son manège intrigue. On le regarde surtout parce qu’il est pieds nus. Pieds nus sur le pavé froid de l’hiver. Le spectacle de ses pieds d’un brun mat arpentant l’éclat humide du sol, constellé de reflets multicolores, suffit à nous glacer le sang. Nous avons froid pour lui.
Il ondule sans boussole ni direction. Son regard croise le nôtre, mobile, évasif, inexpressif, quand notre attention s’attache à lui, lourde de nos interrogations et de notre culpabilité. Il ne répond pas à nos approches, refuse notre aide, n’accepte ni soupe ni vin chaud. Partout autour de lui pourtant pendent des saucissons, s’entassent des fromages, des pains d’épice, des sucreries. On ne sait pas s’il a faim.
Ou froid. Connaît-il seulement la sensation du froid, la solitude dans la ville immense, la signification de Noël et sa traduction mercantile ?
Il reste là, à proximité, flottant, indéterminé ou, au contraire, sûr de lui, campé sur son attente, comment savoir ? Son insistance à ne rien nous révéler, à décliner notre sensiblerie finit par nous décourager. Que veut-il à la fin ? Sitôt éclusé notre verre de vin chaud qui, à cause de lui, ne nous a procuré aucune ivresse ni véritable chaleur, nous nous éloignons en le laissant à ses déambulations de spectre. Sommes-nous condamnés désormais à voir nos réjouissances, l’étalage de nos richesses, couvées par la présence gênante, voire menaçante, de ces ombres surgies d’un au-delà dont nous ne voulons rien savoir ?
Qu’avons-nous vu en réalité ? Un homme absurdement pieds nus, une ombre, le mirage de notre mauvaise conscience ? Retrouverons-nous jamais, sans mélange, la vraie saveur de la joie ?
Si seulement quelqu’un se décidait à lui donner des chaussures…