
Le lendemain, le surlendemain et tous les matins suivants, Irina sonnait à sa porte. Connaissant l’heure et l’attendant, Il lui ouvrait la porte en robe de chambre (il ne se décidait pas à s’habiller) et la laissait entrer. Ils s’installaient autour de la table basse qu’il avait débarrassée depuis le premier jour, et cependant qu’il buvait le café bien chaud qu’elle lui avait apporté, elle lisait ce qu’il avait écrit depuis la veille. Tous ses efforts, ses errements, ses inquiétudes étaient balayés dès l’instant où elle portait les yeux sur les feuillets qu’il avait déposés à son intention.
Irina lisait avec intensité. On aurait dit que ses yeux, mais également ses doigts qui tenaient le papier, les mèches de ses cheveux qui tombaient sur son front, son dos qui se courbait vers la table, tous ses muscles se trouvaient mobilisés dans cette lecture. Son corps lisait ; elle faisait corps avec le texte.
Elle lui avait raconté que, dans sa famille, en Russie, ses parents et plus encore ses grands-parents connaissaient des poèmes par cœur, qu’ils se les récitaient tard le soir dans les cuisines communautaires, ressuscitant ainsi des poètes disparus dans les camps, ces grandes figures bafouées de la culture russe, ces sentinelles d’une littérature trop libre pour être tolérée par le pouvoir soviétique. Pour ces gens qui résistaient à leur façon en préservant une parcelle infime, mais vivante, de ce qui leur paraissait essentiel, l’écrivain, le poète, était un héros. Il portait sur les épaules le destin du pays car il œuvrait à sauvegarder, à exalter l’âme russe dans ce qu’elle avait de plus puissant. En même temps, quoi de plus fragile qu’un poème, quoi de plus misérable qu’un poète emprisonné ?
Irina retrouvait chez Étienne quelque chose de cette ferveur, de cet engagement sans retenue, sans calcul non plus, dans une écriture impérieuse, vitale même. Elle sentait qu’il était de son devoir d’assister cet homme si pitoyable dans sa vie, mais tellement animé, pénétré par un souffle qui le propulsait dans une autre dimension de l’existence.
Elle ne disait rien sur ce qu’elle lisait, n’émettait ni goût ni appréciation. Elle se contentait de lire, puis levait les yeux vers lui et le regardait avec reconnaissance. En sa compagnie, sans savoir pourquoi, elle apprenait le silence.
Ce rituel matinal se répéta pendant des mois. Sur la table, les feuilles s’entassaient jusqu’à former une pile épaisse. Irina lisait les pages de la veille, puis les retournait sur le dessus de la pile, avec précaution, comme si elle avait eu accès à un secret qu’il importait de refermer aussitôt. L’écriture reprenait alors son bien et le scellait dans cette accumulation de papier qui semblaient ne palpiter d’aucune souffle de vie.
Un soir, Étienne constata qu’il venait d’écrire la dernière phrase de son livre. D’où lui venait cette certitude, il n’aurait su le dire, mais le fait était là : l’ouvrage était achevé. Il posa son stylo et, pour la première fois depuis des mois, regarda au dehors. Quel temps faisait-il ?
Une angoisse le saisit aussitôt. Irina continuerait-elle à venir à présent qu’il n’aurait plus rien à lui faire lire ? Peut-être pourrait-il s’inventer quelque chose de nouveau à écrire rien que pour elle. A seule fin de jouir encore de sa présence. Mais non, il se sentait tellement vide, et en même temps soulagé, délivré, qu’il n’imaginait pas pouvoir reprendre sa plume avant longtemps. Mais alors, que lui offrirait-il chaque matin ? Que dirait-elle de ses pages blanches ? Il agita la question dans sa tête toute la nuit sans parvenir à résoudre ce dilemme.
Le lendemain matin, Irina lut la livraison du jour pendant qu’il buvait son café, comme d’habitude. Elle ne dit rien, mais il lut sur son visage cette succession d’émotions qu’il aimait tant. Avait-il écrit tous ces mois durant pour autre chose que l’incarnation de sa prose sur les traits de sa lectrice matinale ?
Le jour suivant, il eut beau l’attendre, elle ne vint pas. Ni les jours d’après. Comment avait-elle su ?
Lorsque, n’y tenant plus, il se précipita au café, elle n’était pas là non plus. Il interrogea son oncle qui le regarda avec stupeur.
– Irina ? Quelle Irina ? Je n’ai jamais employé d’Irina. Tu rêves mon garçon.
Le choc fut brutal. Étienne rentra chez lui en traînant un poids accablant. Mais lorsqu’il retrouva son manuscrit soigneusement empilé sur la table, une étincelle de joie s’alluma dans son esprit. Il retourna la pile et, sur la page de garde, écrivit avec malice et reconnaissance : A ma muse, Irina.