Par une belle matinée du mois de juin dernier, j’ai aperçu une femme qui brûlait des papiers sur le barbecue de l’espace vert situé entre les immeubles. Son geste m’a intrigué. Il m’a inspiré l’histoire que voici.

L’air du matin est frais et léger. Le printemps prend ses quartiers aux Charmilles comme ailleurs. Les pelouses accueillent les premiers badauds. Quelques chiens trottinent, l’air affairé, suivis par leurs maîtres, un sachet à la main pour parer à toute éventualité. La paix des beaux jours est de retour.
Madame Belhassem survient dans l’allée qui traverse l’esplanade. Elle est vêtue chaudement d’une ample robe aux motifs brodés, en partie couverte par un châle en laine pourpre dont les pompons tressautent au gré de ses pas. Un foulard moiré, tissé de fils d’or, couvre ses cheveux. De son visage, on ne remarque tout d’abord que ses yeux, d’un bleu intense, qui contrastent avec sa peau mate et son air méditerranéen. Elle s’avance très droite. Son menton projeté en avant confère à sa démarche une note altière qui commande le respect. Au bout de ses bras pendent deux gros sacs en plastique noir.
Elle les pose au pied du barbecue en dur qui vient d’être construit entre les grands arbres en vue de sécuriser les pique-niques de l’été. Il n’a encore jamais servi. Mme Belhassem dénoue le premier sac dont elle sort des papiers qu’elle pose sur la grille. Le sac s’affaisse sous l’effet du vent, libérant d’autres feuilles qui s’étalent sur le sol. Elle les ramasse rapidement en jetant autour d’elle des regards inquiets. Mais personne ne la regarde. Rassurée, elle fouille dans sa poche, en sort un briquet rouge vif qu’elle exhibe avec embarras. Sait-elle seulement s’en servir ? Elle s’emploie néanmoins sans tarder à manœuvrer la mollette pour tenter de produire une flamme. A plusieurs reprises, le vent souffle ses efforts, mais elle s’acharne en rapprochant le briquet des morceaux de papier qui finissent par s’enflammer. Une fumée épaisse monte du barbecue. Mme Belhassem tousse, les yeux rougis.
Elle s’éloigne de quelques pas, contemple le brasier, puis plonge ses mains dans le sac pour alimenter la combustion avec de nouveaux papiers. La brise propulse les flammes dans des directions imprévisibles, des fragments incandescents s’échappent du foyer et s’éparpillent dans les airs. Une pluie de cendres légères retombe sur le sol alentour. Mme Belhassem entretient la flambée sans relâche, ses deux sacs renferment des réserves de papier comprimé qui ne demandent qu’à brûler, elle en a pour un moment.
– Elle est complètement folle, celle-là ! Vous allez mettre le feu au quartier !
Le cri a jailli d’un banc voisin sur lequel somnolait un monsieur que la fumée indispose. L’indignation le précipite vers le barbecue dont il n’ose pourtant pas trop s’approcher.
– Arrêtez ça tout de suite. Vous m’entendez ? Vous êtes inconsciente ou quoi ?
– C’est à moi que vous parlez, mon petit Monsieur ?
– Évidemment, quelle question.
– Parce que je ne vous ai pas entendu vous présenter ni me saluer. Commencez par respecter les règles de politesse, on verra après ce qui vous échauffe à ce point.
– Comme si on avait le temps pour les salamalecs. Éteignez-moi ce brasier tout de suite.
– Pourquoi donc ? C’est un barbecue, non ? C’est prévu pour y faire du feu, oui ou non ?
Le monsieur opine à regret.
– Alors où est le problème ? Attendez cet été, vous verrez : chaque soir, l’odeur de merguez envahira tout le quartier. Là, vous pourrez vous plaindre.
– C’est dangereux, vous ne le voyez pas. Des flammèches voltigent un peu partout. Imaginez qu’elles atterrissent sur un landau et que la couverture prenne feu : adieu le bébé.
– Quel landau ? Vous voyez un landau, vous ? Pourquoi vous n’imaginez pas, tant que vous y êtes, qu’une étincelle percute l’hôtel de ville ? Toute la ville s’embraserait dans la seconde. Pire que le 11 septembre, l’Apocalypse ! « Le tiers de la terre fut brûlé, et le tiers des arbres fut brûlé, et toute herbe verte fut brûlée…. » Allez, mon cher Monsieur, retournez dormir sur votre banc et laissez-moi finir ce que j’ai commencé.
L’homme recule, moins par peur des flammes que le vent souffle dans sa direction, que pour échapper au regard tranchant de Mme Belhassem qui n’entend pas se laisser importuner plus longtemps par ce vieillard timoré. Son premier sac est à moitié vide. Elle active son fourneau depuis une demi-heure. L’odeur de fumée, qui s’est répandue dans les rues environnantes, commence à inquiéter les riverains.
Un groupe de lycéens qui passait par là s’arrête pour la regarder. On les sent interloqués, mais divisés. Ils discutent activement entre eux tout en gardant un œil sur le spectacle insolite de cette femme qui consume de la paperasse au vu et au su de tout le monde. Tandis que certains veulent repartir, d’autres, les plus nombreux, décident d’intervenir. Finalement, la dizaine de jeunes s’approche à son tour du barbecue.
– Pourquoi vous brûlez tout ce papier, Madame ? Ce n’est pas très écologique, vous savez. Il y a des containers là-bas pour le papier. Ça permet de le recycler, alors que là, vous le détruisez en produisant une tonne de CO2.
– Une tonne de quoi ?
– De CO2. Du gaz carbonique, quoi.
– On vous a sonné, les gamins ? De quoi je me mêle ?
– Vous n’avez pas entendu parler du réchauffement climatique, des gaz à effet de serre et tout le bazar ? Brûler autant de papier de nos jours, c’est complètement aberrant.
– Mais c’est qu’ils me feraient la leçon, ces petits morveux ! Vous ne devriez pas être en cours en ce moment au lieu de venir me chercher des poux dans la tête ?
– Madame, c’est important.
Le ton est implorant. Manifestement, les jeunes ne comprennent pas qu’elle ne comprenne pas.
– Allez ouste, du vent !
Le geste farouche qu’elle lance dans leur direction dissuade la plupart d’insister, mais quelques-uns s’entêtent à la convaincre. Ils s’offrent même à porter son second sac jusqu’au container.
– Bas les pattes ! Le premier qui y touche, je le mets à rôtir comme un cochon de lait. Vous avez compris ?
Au moment d’esquisser un prudent mouvement de recul, les jeunes constatent qu’autour d’eux un attroupement s’est formé, dessinant un cercle qui peu à peu se referme autour de Mme Belhassem. Laquelle continue sa besogne sans prêter la moindre attention à tous ces curieux attirés par le spectacle et le parfum de scandale que la fumée propage dans l’air. Les papiers flambent toujours.
Un brandon plus gros que les précédents fuse au milieu de la foule qui s’écarte précipitamment. On entend des cris et des invectives. Un jeune homme en djellaba, calotte sur la tête et barbe fournie, l’éteint sous la semelle de sa chaussure, puis se penche pour ramasser ce qui reste du bout de papier. D’autres se pressent autour de lui pour mieux voir. Mais l’homme se dégage pour avancer vers Mme Belhassem en brandissant le fragment d’un air vengeur.
– Sacrilège ! Que brûlez-vous, mécréante ?
– Qu’est-ce qu’il veut encore celui-là ?
– Des textes sacrés, vous détruisez des textes sacrés. Honte sur vous et votre descendance !
– Quels textes sacrés ? Parce que vous avez vu trois mots en arabe, vous en déduisez que c’est le Coran tout entier qui est livré aux flammes. Vous délirez tout bonnement. Savez-vous seulement lire l’arabe, Monsieur le donneur de leçon ?
– Je sais lire le Coran, comme tout bon Musulman.
– Et selon vous, ce que vous avez entre les mains est un extrait du Coran ?
L’homme ne répond pas. La foule, de plus en plus dense, commente.
– Lisez. Je vous écoute.
– Vous périrez en enfer, vieille sorcière, lance le jeune homme en tournant les talons. Mais le cercle compact des spectateurs l’empêche de partir, si bien qu’il se voit obligé de rester sur place, non sans continuer à marmonner dans sa barbe des imprécations contre l’autodafé.
– Eh bien quoi, vous n’avez jamais vu du feu ?, s’irrite Mme Belhassem à l’intention de la foule. Regardez-moi ce troupeau d’ânes. C’est la grande sortie du jour, l’attraction de la semaine, mieux que la braderie ou le carnaval. Un brasier, quelle trouvaille ! Une invention révolutionnaire à notre époque du tout-électrique. Allez, rentrez chez vous avant que je ne m’enflamme pour de bon. Vous m’étouffez à vous entasser ainsi autour de moi. On n’est pas au cirque. Vous attendez quoi ? Que je crache du feu ? De l’air, de l’air !
Une sirène lui coupe la parole. Tous les regards se tournent vers les locaux du Ministère des Affaires Étrangères qui bordent les pelouses. L’alerte incendie – probablement un exercice d’évacuation – projette dehors un flot d’employés, sortis contre leur gré, beaucoup sans veste ni manteau. La fumée qui se dégage du barbecue attire leur attention : le sinistre ne serait pas là où on le redoute ? Ils s’approchent peu à peu de l’attroupement qu’ils grossissent à leur tour. Le brouhaha monte d’un ton. Au centre, Mme Belhassem s’active comme un forgeron. Sa fournaise ronfle. Elle est en sueur sous son châle et son foulard, mais elle continue de sortir des papiers du premier sac qui est à présent presque vide.
– Qu’est-ce qui se passe ici ?
L’interjection a fusé de derrière. Deux hommes fendent la foule avec autorité jusqu’à se planter devant le barbecue. Mme Belhassem découvre avec effarement deux policiers qui la dévisagent. La sirène n’a pas cessé, on ne sait plus pour quoi elle sonne. L’atmosphère se tend. Chacun se tait.
(A suivre…)