La vie des choses

J’ai déjà montré la photo de cette vieille bassine qui a fini de servir. Elle repose au fond du jardin, adossée à un mur. Dans le creux s’est formée une petite flaque sur laquelle deux feuilles mortes frémissent encore.

Lorsque la pluie l’a rincée, elle se pare de multiples nuances métalliques qui irradient depuis son centre jusqu’à son rebord bleu-vert. C’est alors que l’on distingue combien sa surface a été ravaudée, à l’égal d’un fond de culotte du temps jadis. Rapiécée, rafistolée, au moins six fois au moyen de pièces de métal rivetées avec soin, véritables points de couture ajustés au marteau. Fallait-il qu’elle fût précieuse ou qu’on ne pût s’en passer pour qu’on l’ait réparée autant de fois ? Un bien inestimable, voilà ce qu’elle représentait pour son propriétaire qui n’imaginait pas s’en passer. Elle allait bien servir encore un demi-siècle !

Je la regarde comme une vieille dame infiniment soignée, les mains posées sur son tablier, noueuses, déformées, mais capables des travaux d’aiguille les plus fins. Eux aussi toujours dans les tons du cuivre qui s’oxyde, car les couleurs d’un tablier ou d’une bassine, c’est tout comme.

Si l’on s’approche de cette œuvre robuste et raffinée, alliant le pesant du métal et la légèreté de la dentelle, on se sent soudain observé. Au début, on croit s’être trompé tellement la bassine semble inerte. Pourtant, elle nous regarde. La pièce ronde qui en colmate le centre n’est rien d’autre que la pupille d’un œil bleu-gris qui n’a probablement pas cessé d’observer le monde depuis qu’un repos bien mérité lui a été accordé au temps du plastique. Que voit une bassine, que distingue-t-elle de ce qui l’entoure ? Que pense-t-elle de l’encombrement que l’activité humaine lui a si longtemps imposé ? Et que fait-elle de l’oisiveté inattendue dans laquelle l’englue le temps qui passe sans elle ? Nourrit-elle des regrets ?

Cet œil ne se ferme jamais. La vie s’est infiltrée au contact des pièces rivetées les unes à la suite des autres, si bien, que malgré la léthargie du matériau, elle n’a jamais cessé de palpiter. Il suffit de rencontrer son regard pour s’en convaincre.

Quant à moi, je vois au fond de cet œil tant de choses qu’il ne dit pas :
un seau posé sur la margelle du puits,
le fer à cheval cloué sur la porte de la grange,
les nids d’hirondelles maçonnés sous le toit,
le museau des lapins qui frotte le grillage,
les sabots abandonnés devant la porte,
que deux escargots escaladent avec peine,
un nuage qui soudain obscurcit le ciel,
le potager qu’il va falloir désherber,
des soucis qui ont fleuri dans l’allée,
le veau qui court après sa mère
et le grand-père assis sur le banc,
aussi vert de gris que la bassine,
ses yeux délavés scrutant l’horizon
d’où il rêve de voir surgir
les hussards de son enfance.

4 réflexions sur “La vie des choses

  1. Bravo Sylvain, tu es un très bon observateur ! Quand je regarde cette vieille bassine et la description que tu imagines sur la vie de celle-ci, je reste admirative. Merci à toi et Bravo.

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