
Mon père « me surprit un jour à compter ma monnaie avant de la tendre à un mendiant. ‘La prochaine fois, sois plus discret, dit-il. Donne comme si tu prenais.’ Je mis longtemps à comprendre cette leçon. Si nous croisions des ouvriers ou des balayeurs en train de déjeuner et qu’ils nous invitaient à nous joindre à eux, comme c’est la coutume [au Caire] – ce qui signifie qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’on les exauce -, Père, vêtu de ses beaux habits, s’asseyait par terre parmi ces hommes, et, si je n’étais pas assez prompt à l’imiter, il me lançait : ‘Viens là, un honnête repas peut nourrir une centaine d’hommes.’
Il prenait une bouchée ou deux, puis accomplissait son tour de magie qui consistait à glisser quelques billets sous l’assiette au milieu d’une phrase. Puis il regardait sa montre et disait : ‘Messieurs, vous êtes des seigneurs, merci.’ Sa voix, qui était toujours douce, s’élevait aussitôt s’il apprenait qu’un domestique avait renvoyé une personne dans le besoin ou éloigné d’un coup de pied un chat errant. La règle était simple : ne jamais refuser l’aide à quiconque, même à une bête. ‘Ce n’est pas ton métier de lire dans les cœurs’, me dit-il après que j’avais déclaré dans un mélange de certitude et de honte que mendier était une profession. ‘Ton devoir n’est pas de douter, mais de donner. Et ne pose pas de questions sur le pas de la porte. Ne leur demande ce qu’ils désirent qu’après leur avoir servi du thé et quelque chose à manger.’ Bientôt, tout le quartier fut au courant. Notre sonnette retentissait deux ou trois fois par jour. La plupart avaient besoin d’argent pour manger, payer des frais de scolarité ou des médicaments. Certains nous demandaient d’arbitrer un conflit, de les aider à récupérer une terre, un chariot, un vélo, un panier qu’on leur avait confisqué après une dispute. Mon frère et moi parvenions la plupart du temps à démêler ces affaires sans faire appel à notre père, comme si cela faisait partie de notre éducation. Cela contribua aussi à rendre plus poreux les murs de privilèges qui nous protégeaient, et m’apprit à comprendre la nature de l’injustice et de l’humiliation que l’on ressent quand on est dans le besoin. »
Hisham Matar, La terre qui les sépare, récit, Paris, Gallimard, 2017 (traduit de l’anglais par Agnès Desarthe), p. 86 et 87.
Ce livre offre un récit magnifique de la quête obstinée menée par l’auteur pendant plus de trente ans pour essayer de savoir ce qu’est devenu son père, opposant notoire au régime de Khadafi, emprisonné dans les geôles de Tripoli dont il n’est jamais ressorti. Aucune certitude au final, mais une myriade de destins individuels croisés, de pays au gré de l’exil, sans compter le suspense des pistes qui s’entrouvrent, des révélations attendues et des déceptions qui s’ensuivent.
Très bel extrait. Laurent
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Quel destin tragique pour une si belle âme
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A mes yeux, dans ce texte, le plus fort c’est ce que l’auteur absente, efface, tait. Pas de Dieu, pas de religions, pas d’idéologies donneuses de leçon, pas de jugement sur l’attitude du père. Simplement un récit pudique sur la transmission par un homme à la génération qui suit de cette réalité : comment être au coeur d’une générosité vraie. Celle qui, sans bruit, transforme et fait de cet homme un concentré d’humanité et de beauté. Sans bavardage.
Alexis Zythumz
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Magnifique. Merci.
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J’ai lu ce livre « La terre qui les sépare », suite à cet extrait. Cela m’a beaucoup plu.
Merci Sylvain pour cette invitation indirecte. Laurent
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