Manif

Photo reprise du site de La tribune de Lyon

Sébastien marche au milieu de la foule, et ça lui plaît.

Lorsqu’il est sorti pour aller chercher du pain, le faubourg était encombré par un flot ininterrompu et bruyant de gens qui occupaient la chaussée. Il leur a emboîté le pas, puis il s’est laissé emporter par leur élan, au point de dépasser la boulangerie. A présent, il marche avec eux sans savoir où ils le conduisent.

Ce sont des gens décidés qui parlent fort, comme s’ils voulaient se faire entendre d’un bout à l’autre de la ville. Par intervalles, ils répètent en chœur les mêmes phrases en brandissant le poing. L’atmosphère s’échauffe subitement. D’autres, plus timides, arborent des pancartes sur lesquelles ils ont écrit des phrases énigmatiques que Sébastien ne comprend pas. « La retraite avant l’arthrite ! » L’arthrite ? C’est sûrement un langage codé.

Sur les trottoirs, des passant s’arrêtent pour les regarder passer en échangeant à voix basse des commentaires. Certains sont figés par la surprise ou la réprobation, allez savoir. Sébastien, qui ne saurait expliquer pourquoi lui-même se trouve au milieu de la chaussée plutôt qu’à leur place, comprend qu’ils se posent des questions. Si lui ne s’en pose pas, c’est qu’il n’a jamais été très fort pour les devinettes. Il redoute les réponses davantage que les interrogations.

La colonne s’enfonce dans la ville comme le doigt dans la mie du pain. Elle ne devrait pas se trouver là, c’est certain. Mais c’est un jour sans règle commune. Les feux rouges ne sont pas respectés, d’ailleurs il n’y a plus aucune voiture dans les rues environnantes. Des échos de musique proviennent de l’avant du cortège. Quant à l’arrière, même en se retournant et en se hissant sur la pointe de pieds, Sébastien n’en aperçoit pas le bout. Toute la ville se serait-elle déversée sur la chaussée ?

Qu’arrivera-t-il lorsqu’ils auront atteint le cœur de la cité ? Rebrousseront-ils chemin jusqu’à faire se rejoindre la tête et la queue ? Ou commenceront-ils à tourner en rond comme les derviches de son pays ? Mais si nombreux, c’est impossible. Il faut bien pourtant qu’il y ait un but, un bout au chemin.

Il marche depuis une bonne heure et commence à ressentir la fatigue. On ne peut pas continuer à marcher simplement parce que les autres marchent, surtout si l’on ne sait pas où ils vont. Mais Sébastien n’ose pas le leur demander. Et puis, il commence à s’inquiéter. Saura-t-il retrouver le chemin de la maison ? Il voudrait s’extraire de ce grand corps en mouvement, mais on le presse de toute part. Infime globule dans le flux de l’artère, il se laisse emporter, sans intention, sans conscience.

Ses yeux commencent à le piquer. Il perçoit de la tension dans les corps qui l’entourent. Certains remontent un foulard sur leur nez. Un nuage s’abat sur eux, martelé d’explosions. La troupe se disloque : tandis que surgissent des hommes en noir, sortes de guerriers ninja aux gestes précipités, qui se ruent vers l’avant, les autres reculent en se heurtant, s’efforçant avec peine de s’enfuir. Pris entre le flux et le reflux, Sébastien s’immobilise. Il ne voit plus rien, ne perçoit plus qu’un tiraillement de bruits, cris, piétinements, sirènes.

La matraque l’atteint derrière la nuque. Il ne ressent pas la violence du coup, mais au contraire l’affaissement mou de ses jambes qui se dérobent sous lui. Il a l’impression de s’infiltrer dans le sol, comme le tranchant d’un couteau dans la viande. Il voudrait se retourner, mais n’y parvient pas, gagné par un engourdissement lent et puissant qui lui remonte le long du dos. Il voudrait dormir. Ses paupières le brûlent. Lorsque le second coup le frappe, soudain le noir se fait.

Retrouvez les aventures précédentes de Sébastien Mërcy.

Et ici un billet précédent sur le thème des retraites.

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