Michel Serres dans le métro

Michel Serres en dédicace à la librairie Le Failler à Rennes le 15 février 2011. Photo : Pymouss.

« Le trafic est interrompu sur la ligne 3 entre République et Opéra suite au malaise d’un voyageur nécessitant l’intervention des secours. »

« … sur la ligne 6, suite à la découverte d’un colis abandonné. Les services de sécurité sont en cours d’intervention. »

« Sur la ligne 1, un dégagement de fumée nécessite l’intervention des pompiers. »

Suivant le flot des passagers, je remonte dans la rue pour continuer mon chemin à pied en espérant trouver à proximité une autre ligne et des correspondances praticables. Vingt minutes plus tard, j’embarque dans un nouveau métro qui file sans encombre vers ma destination.

Une tache de couleur, rose saumon, attire mon attention. C’est la chaude casquette d’un vieil homme qui sommeille. Ses sourcils blancs et broussailleux me semblent si familiers que j’en viens presque aussitôt à supposer que je suis en présence de Michel Serres. Je me déplace pour mieux le détailler, j’hésite encore : il paraît plus maigre que dans mon souvenir. Mais lorsqu’il ouvre les yeux, je n’ai plus aucun doute : il s’agit bien de Michel Serres.

J’en suis reconnaissant à l’itinéraire de raccroc qui m’a conduit dans cette rame de métro que je n’aurais pas dû prendre. Michel Serres est pour moi le synonyme vivant d’une pensée heureuse, la combinaison réjouissante du bonheur de vivre et du bonheur de pensée, servis par une longévité et une vivacité qui font plaisir à voir.

Ce matin, cependant, il lutte difficilement contre le sommeil. Ses yeux s’ouvrent lourdement pour se refermer presque aussitôt, relayés par des bâillements qu’il ne cherche pas à masquer. Lorsqu’il parvient à les maintenir ouverts quelques instants, il promène sur son environnement un regard las, vide, incolore comme si ses yeux n’avaient plus de pupilles ni d’iris ; un regard transparent qui ne retiendrait pas la lumière. Nous sommes loin du pétillement que l’on remarque sur son visage lorsqu’il formule sa pensée en public avec sa faconde méridionale, son appétit des mots et son sens des images.

Ici, dans ce métro, je le vois en creux, comme le squelette, l’ossature de lui-même. Je perçois surtout sa résistance opiniâtre pour ne pas lâcher prise. Quelle volonté ne faut-il pas, quelle détermination, quelle obstination pour rester en alerte, pour que le cœur et l’esprit conservent leur envie et continuent à rayonner leur joie. On croit que la vitalité est naturelle alors que, l’âge venu, elle repose sur un énorme déploiement d’efforts.

Aujourd’hui, j’ai vu Michel Serres dans sa lutte pour rester à flot et j’envie ceux qui, dans quelques minutes ou quelques heures, demain peut-être, le verront souriant, facile, déconcertant de jeunesse en dépit de ses 85 ans, eux qui n’auront aucune idée des marges grises par lesquelles il vient de passer pour leur servir ce visage rayonnant. J’ai envie de le remercier pour cet aperçu de sa fragilité, qui le ferait presque passer pour un ordinaire vieillard condamné à vivre au ralenti. Mais non, c’est bien lui, même dans ces instants d’abandon. La meilleure preuve ? Sa casquette rose saumon qui chatoie dans la grisaille du métro.

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