Si vous voulez reprendre depuis le début : Le premier jour

La serveuse revint avec son café, qu’elle posa à même ses feuilles, avec une désinvolture qu’Étienne prit pour une nouvelle provocation. Il faillit se lever pour partir sur le champ, laissant là son café, ses feuillets et l’encombrant labeur de ce roman qui traînait en longueur malgré l’acharnement qu’il y mettait chaque matin. Elle le gratifia d’un sourire moqueur qui semblait dire : « Vous vous en remettrez, vous verrez. Ça fait du bien parfois de changer ses petites manies. »
Elle reprit sa place derrière le comptoir, sans cesser de le regarder avec amusement. Elle le trouvait drôle avec son air froissé et tellement sérieux. Sous son regard, il se sentait mis à nu : ses habitudes, sa concentration, la kyrielle de mots qu’il couchait chaque matin sur le papier, cette cérémonie muette, ce rituel de l’enfantement, toute cette énergie employée à faire surgir une histoire que cette fille ne lirait jamais, cette somme aride d’efforts lui apparaissait subitement vaine devant la belle et insolente assurance de la serveuse.
Plus il lui en voulait, plus il la regardait. Sans s’en rendre compte, il laissa filer les heures, le stylo en l’air, captivé par la joyeuse activité de cette créature insouciante malgré son labeur. A midi, constatant avec effarement qu’il n’avait rien écrit, il se leva précipitamment, comme s’il était pris en faute, et quitta les lieux. De retour chez lui, il réalisa , plus terrible encore, qu’il ne lui avait même pas demandé son prénom.