Le premier jour – 5

Épisode précédent.

Photo : Sylvain Maresca

Étienne était encore au fond de son lit à onze heures passé. Qu’est-ce qui lui avait pris de ne pas se lever ? Il avait entendu son réveil comme d’habitude, mais il en avait interrompu aussitôt la sonnerie, d’un geste las, pour se laisser reprendre par le sommeil. Un sommeil haché, entrecoupé de sursauts, d’appels indignés de sa conscience laborieuse. « Que fais-tu là, à te prélasser ? Allez, debout ! Ton œuvre t’attend. »

Il replongeait nonobstant dans une torpeur incertaine qui lui faisait voir, entrevoir plutôt, des formes mouvantes dans un lieu fréquenté qui lui semblait vaguement familier, même s’il ne l’identifiait pas. Il en reconnaissant l’odeur, mêlée de café, de bière et de produits de nettoyage. Ça sentait l’éponge et l’encre. Curieux mélange.

Une silhouette s’imposait à sa conscience par ses allées et venues, entraînant derrière elle des taches de couleur et des effluves de parfum. Son sillage captait son attention qui ne parvenait pourtant pas à la suivre complètement. Il la perdait de vue, car son champ de vision était limité. Serait-il devenu myope ?

Puis le sommeil le reprenait, profond, vertigineux. Il en émergeait par bribes, lorsque cette présence ondulante l’effleurait de ses voiles ou le captivait par le son de sa voix. Quelle sonorité, quel accent ! Ses mots sonnaient comme une chanson, comme une berceuse. Il se rendormait…

La matinée se passa dans l’alternance des plongées et des remontées hors cette gangue qui le retenait dans son lit et engluait sa volonté. Ce n’était pas désagréable, mais son sens du devoir regimbait. Il aurait dû réagir, il aurait dû…

A quand remontait sa dernière matinée au lit ? Depuis quand s’imposait-il cette existence réglée ? Il n’aurait su le dire. Mais surtout, rien ne lui permettait de comprendre pourquoi cette formidable mécanique s’était subitement enrayée. Voilà que réapparaissait la même silhouette colorée, courant chaud fusant du magma froid. Il se sentait aspiré vers elle. Il désirait la suivre, flotter dans son sillage, s’évader à son contact. Mais le trou noir du sommeil le reprenait, véritable panne électrique. La tension était trop forte. Il n’avait pas l’habitude.

Irina, de son côté, se faisait du mouron derrière son comptoir. Pourquoi ne venait-il pas ? Que lui était-il arrivé ? Elle n’allait pas jusqu’à supposer un lien entre son absence et la façon dont elle l’avait servi la veille – car elle n’avait pas l’impression d’avoir manqué à ses obligations professionnelles –, mais elle ne parvenait pas à détacher son esprit de cet homme qui aurait dû se trouver assis à la table du fond, sa tasse de café délaissée à même les feuilles déjà écrites du jour. Irina trouvait que son emploi de serveuse avait perdu de son intérêt depuis que le bistrot n’était plus honoré par les visites de l’écrivain. Elle était dépositaire de cette vénération très russe pour les gens de lettres. Elle se serait fait un devoir personnel de servir celui-là avec toute la ferveur dont elle se sentait capable.

Au lieu de quoi elle se retrouvait en butte à des consommateurs ordinaires, sans relief particulier sinon celui que leur conférait à l’occasion un petit coup de trop. Encore n’étaient-ils que des buveurs sans envergure ni panache, rien qui puisse impressionner une Russe pure vodka.

Irina se demandait comment elle pourrait s’enquérir de l’écrivain auprès de son patron, sans éveiller chez ce dernier des soupçons gênants sur sa curiosité : qu’est-ce que ça pouvait lui faire qu’il ne vienne pas ? Il était peut-être tout simplement enrhumé, obligé de garder la chambre.

Mais justement, pourquoi son oncle – car le patron était bel et bien l’oncle d’Étienne – ne s’inquiétait-il pas davantage de son sort, lui qui se plaisait à souligner, avec un mélange d’admiration et d’ironie, à quel point l’existence de son neveu était tirée au cordeau ? La moindre de ses absences aurait dû l’alarmer, sans compter qu’elle affectait directement son chiffre d’affaire.

Finalement, Irina n’eut pas besoin d’interroger son patron. Profitant de sa distraction, elle trouva dans le téléphone qu’il venait de laisser sur le comptoir le prénom et les coordonnées de son neveu. Il lui restait désormais à déterminer si elle était prête à sauter le pas.

(A suivre…)

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